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Défi Premier roman.
Le blog de l'auteur, le site de l'éditeur.
Un auteur, et combien de plumes à son arc! L'écrivain suisse romand Julien Sansonnens est une personnalité engagée en politique, du côté gauche de l'échiquier, et tient un blog nécessaire consacré aux lettres romandes. Actif dans le domaine de la recherche en santé publique, diplômé de sciences sociales, il a signé un ouvrage sur le "Comité suisse d'action civique", groupe anticommuniste, en 2012.
Paru le 20 octobre dernier, son premier roman relate les vicissitudes d'un trentenaire à la recherche d'un sens pour sa vie. Et au-delà de la destinée individuelle de Sam, c'est toute une époque - la nôtre - que l'auteur questionne.
Un jeune homme d'aujourd'hui
C'est un jeune homme d'aujourd'hui que l'auteur met en scène, et force est de constater qu'il faut prendre le temps de s'installer dans un récit qui prend un plaisir bien déceptif à n'apporter au lecteur que les éléments ternes d'un quotidien durant lequel rien ou presque ne se passe. "Jours adverses" est divisé en deux parties, la première étant consacrée à la vie citadine du narrateur. Assez lourde à suivre, celle-ci dépeint le vécu d'un personnage qui occupe un "bullshit job" (métier à la con), pour reprendre la terminologie de l'anthropologue David Graber: joli salaire, mais peu d'intérêt et beaucoup de temps pour draguer sur Internet.
Résultat: notre personnage cède au syndrome de la chambre d'hôtes, à sa manière, en reprenant la gérance d'une buvette de montagne dans un trou perdu. Tel est l'objet de la deuxième partie, et durant celle-ci, surtout dans les moments de calme, on est à deux doigts de croire que l'auteur fait l'éloge de l'aurea mediocritas des anciens: un bon lieu pour vivre, un peu d'amour, des sous juste ce qu'il faut, un peu d'alcool pour huiler le tout, et tout baigne.
Mais cela ne peut pas marcher. L'auteur a en effet construit un personnage constant et crédible. Ce personnage fonctionne comme un pivot: "Jours adverses" le confronte à deux situations qui ne lui conviennent jamais à 100%. Le lecteur comprend donc que quand on part, on prend ses casseroles avec soi: le citadin Sam, volage et habitué des sites de rencontre sans lendemain, demeurera volage en haute montagne, ce qui va lui coûter cher en termes de bonheur.
Impossible de s'engager...
Ce caractère volage est à inscrire dans un autre élément plus important et parfaitement contemporain: Sam répugne à s'engager. Il est brièvement passé par un mouvement rouge, mais a claqué la porte sous un prétexte quelconque (on devine le politicien ouvriériste Josef Zizyadis derrière l'un des éléments de ce mouvement, mais on peut se tromper, et toute ressemblance est sans doute fortuite, n'est-ce pas?), et s'arrange pour quitter ses conquêtes, ou se faire quitter, dès que ça commence à devenir sérieux. On peut également mettre l'instabilité professionnelle de Sam au compte de ce refus de l'engagement: Sam a été photographe, bête de marketing puis cafetier - quel parcours atypique.
Par contraste, le pilier (!) de bistrot Maurice est une figure de fidélité à ses engagements de vie, jusqu'à la caricature: retraité de longue date, il garde ses réflexes d'anarchiste et de vieux rouge, et se targue d'avoir toujours vécu dans la région où il coule ses vieux jours. Sauf pour le service militaire, quand même.
... et de sortir du modèle de vie petit-bourgeois
La vision du modèle petit-bourgeois de vie baigne aussi "Jours adverses". Deux éléments emblématiques ne doivent rien au hasard à ce sujet. Le modèle est mis en place par Marco, ami de longue date de Sam (ce n'est pas pour rien qu'il apparaît dès les premières lignes du roman). Marco se glisse sans problème dans le moule du confort petit-bourgeois classique: une jolie maison avec vue sur le Léman, un aménagement design, une femme aimante, du bon vin sur la table, une table de ping-pong dans le garage, et même un chien. En fin de première partie, un repas permet à Sam de rejeter ce modèle avec violence.
Cela dit, ce modèle restera, avec le chien comme élément emblématique: sans vraiment s'en rendre compte, Sam reproduit le même modèle à son échelle, dans sa buvette d'alpage, allant jusqu'à filer le parfait amour avec Carole, figure sincère mais un peu incolore, enseignante de son état, avec des velléités artistiques. Le chien a même un prénom, humain qui plus est: Clément. Un repas au restaurant avec Maurice, à l'ambiance tendue, parachève le jeu d'écho entre la première et la deuxième partie de "Jours adverses".
Un ancrage local affirmé et contrasté
De Lausanne au Jura neuchâtelois: concernant la géographie, l'auteur ne fait pas dans la demi-mesure. Lausanne est certes "une belle paysanne qui a fait ses humanités"; mais en mettant en scène une agence de marketing, l'écrivain veut en montrer le caractère outrageusement urbain. Un caractère souligné encore par la présence de prostituées, et par la mise en scène d'une boîte de nuit, dès les premières pages du roman. Cela sans compter le CHUV, centre hospitalier universitaire vaudois, à la pointe de toute technologie médicale, indissociable de l'image de grande ville de Lausanne, où se passent quelques pages cruciales autour de la maladie du père de Sam. Un père qui a des relations problématiques avec son fils... et c'est réciproque.
Face à cela, la description du monde alpestre appuie aussi les traits caractéristiques, pour ne pas dire stéréotypiques: le vendeur de la buvette a un accent jurassien prononcé, et les lieux sont un vrai trou à neige, loin de tout si ce n'est du téléski. Cela dit, vu la poussée de bonheur fugace que ressent Sam là-haut, il est impossible de ne pas penser au topos classique du "locus amoenus". Cela, d'autant plus que l'auteur joue avec l'illusion qu'aucun acteur de l'ancienne vie de Sam ne peut venir le trouver ici - la figure de Séverine sera une pénible exception.
Mais, nous l'avons signalé, y vivre peut être malaisé parce qu'on y vient avec ses bagages, ses casseroles, son passé... sa personnalité enfin. Ce que l'auteur cerne à la perfection, accrochant un solide bémol à l'agrément de vivre loin de tout.
Un projet littéraire qui interroge
Alors certes, il y a un peu d'espoir à la fin du roman. Mais c'est surtout celui, très hypothétique, d'un personnage qui a trop joué avec des femmes sincères avec lui. Plus largement, le lecteur conserve de "Jours adverses" le souvenir du portrait d'un personnage lâche et fier de l'être, qui refuse de s'engager - et, à travers ses défauts, interpelle la société d'aujourd'hui et l'individualisme qui la caractérise.
Le projet littéraire s'avère porteur et réussi, dans la mesure où il met en scène un personnage principal crédible, prisonnier de ses travers, médiocre sans oser se l'avouer. Là, c'est le lecteur qui est directement interrogé: ami, quelles sont tes lâchetés?
Julien Sansonnens, Jours adverses, Sainte-Croix, Mon Village, 2014.