Notes de lectures, notes de musique, notes sur l'air du temps qui passe. Bienvenue.
Lu par Francis Richard,
Défi Premier roman.
Le site de l'éditeur, Olivier Morattel, et celui de l'auteur.
"Le corps déchiré", c'est celui de Rose, en tout cas dans un premier temps. Dans son premier roman, la journaliste et traductrice Fabienne Bogádi décrit la trajectoire d'une femme qui, choquée par ses parents (un père qui s'en va, une mère insupportable), cherche à tracer sa route: "Disparaître pour renaître", suggère Doris Jakubec, auteure de la postface? Sans doute. Et surtout, se réinventer sans cesse, au long d'un roman où la vie des sens que l'on piège a toute son importance. Ce que l'écriture, profondément et superbement poétique, souligne.
Une poésie de tous les instants
La poésie frappe d'emblée le lecteur. Au fil de l'ouvrage, elle se dévoile à coups d'images qui font sens, mais aussi, dans certains moments forts, par la vision d'objets étranges, insectes grouillants, etc.
L'onomastique concourt à la création d'images: les personnages sont souvent nommés par des noms d'animaux qui offrent au lecteur une image toute faite de ce à quoi ils pourraient ressembler. Quelques-uns sont désignés autrement, soit par un nom de pur esprit ("L'Ange"), soit par un vrai nom (Rose, Gabriel) - ce qui fait ressortir leur importance et les place à part. Les pseudonymes utilisés sur Internet, enfin, constituent un réseau onomastique suggestif à part.
La poésie se prolonge pour Rose grâce à l'utilisation d'une forme d'épithète homérique: souvent, le prénom du personnage principal est assorti d'un adjectif qui indique son état d'esprit du moment. La récurrence du procédé crée un rythme, une musique, un rituel que le lecteur attend au fil des pages.
Propreté et souillure
La vie que Rose mène avec sa mère dans un immeuble sans âme permet à l'auteur de préparer le terrain, mais c'est par un viol collectif, dont Rose est la victime, que tout commence. Il y a, dans les pages qui mettent en scène l'approche du futur violeur, un sens aigu de l'observation et une attention de tous les instants.
Cet acte originel va déterminer la suite - et dicter une certaine vision de l'homme, vu de façon presque caricaturale (certains traits rappellent les mecs des "Tribulations de Tiffany Trott" d'Isabel Wolff) comme un prédateur goujat et sans scrupule, voire comme un simple objet. Le personnage de Rose n'a rien de facile, et l'auteur lui donne une épaisseur indéniable à laquelle on croit. Du viol collectif, naît l'obsession de l'ordre et celle de la propreté, qui donne lieu à un rituel de la douche, qui, régulièrement rappelé, rythme le récit - l'image de l'effacement de la souillure du viol originel est transparente. L'aspiration à la propreté s'exprime aussi dans la profession qu'embrasse Rose (comptable, un métier de bureau bien carré) et même dans sa recherche de partenaires masculins en ligne - comme si le jeu de la séduction en ligne était moins salissant que l'approche non virtuelle.
Cette obsession fait face, tel un grand écart (ou l'image d'une déchirure...), à certains penchants peu propres de Rose, à commencer par le goût de la peinture, art plutôt salissant, qui amène le thème des couleurs dans "Le corps déchiré", dès les premières pages. On peut y voir une volonté d'aller vers autre chose, d'exprimer du bout du pinceau ce que Rose ne peut dire autrement. L'auteur ne manque pas de suggérer, d'ailleurs, l'aspect thérapeutique des peintures de Rose. Enfin, certaines rencontres masculines, marquées par une dynamique de domination, finissent dans des actes où il ne faut pas craindre de mettre les doigts dans le sang. Quitte, et ce n'est pas le moindre signe de la complexité de Rose, à le faire proprement...
Présence de l'actualité
Récit intemporel, "Le corps déchiré" fait quelques clins d'oeil à notre époque. On y lit sans peine une critique des rencontres en ligne, où se côtoient des gens bizarres: chacune des rencontres décrites entre Rose et un mec sera la confrontation entre deux étrangetés - Rose étant pilotée, à chaque fois, par son côté obscur, surnommé "L'Ombre". On sourira par ailleurs, un peu jaune peut-être, aux réactions des galeristes auxquels Rose propose es peintures: la suffisance de ces commerçants est bien caricaturée, et la description du milieu des arts fait intervenir des oeuvres réelles, tel ce cheval mort suspendu par des lanières.
On l'a compris, "Le corps déchiré" est un roman riche et sombre ("gothique", dit la quatrième de couverture), qui parle aux sens et ose un érotisme cruel et violent, tout en confrontation entre des êtres forts. Avec ce texte puissant et profond, qui alterne la caricature vigoureuse et la poésie fine, porté par un très beau personnage principal, Fabienne Bogádi entre en littérature de manière remarquable.
Fabienne Bogádi, Le corps déchiré, La Chaux-de-Fonds, Olivier Morattel Editeur, 2014. Postface de Doris Jakubec.