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Lu pour le défi Nouvelles.
Tout commence autour d'un caillou, et pas n'importe lequel: il s'agit de "La Pierre d'évêque", qui donne son titre à cette nouvelle de Gisèle Ansorge (1923-1993), parue dans le catalogue 1991 des éditions Bernard Campiche (auxquelles est empruntée la photo). En quelques pages, l'écrivaine suisse renoue avec la tradition des fabliaux et des nouvelles de la Renaissance, voire avec certaines péripéties du roman picaresque.
L'époque n'est certes jamais expressément indiquée. En bonne poétesse, l'auteure préfère la suggérer, en montrant les choses plutôt qu'en les disant. Léchée, soignée, la langue adopte des côtés archaïques. Archétypiques, les personnages fleurent bon le passé: aubergiste, servante ingénue qui écarte volontiers les jambes, évêque paillard, marchand juif aux ressources douteuses.
Et puis, il y a du Rabelais dans l'énonciation d'un menu dégusté par l'évêque dans une auberge, que ce soit dans la teneur des plats ou dans la longueur de la copieuse énumération de ceux-ci: "L'aubergiste s'empressa de le régaler, lui servant un pâté de faisan, une cordelette de becfigues poêlée, un cuissot de sanglier aux épices, des écrevisses cardinalisées, des cardons épineux aux truffes noires, un gâteau de foies blonds de poularde, un abattis de dindon aux marrons, des gaufres aux pistaches, des gimblettes au gros sucre, une fanchonnette au moka, des petits mirlitons aux avelines, des choux soufflés au cédrat, une meringue à la bigarade, tous les entremets étant décorés de guirlandes de sucre filé reliées de grosses roses en pâte d'amande et piquées de confits taillés en forme d'améthyste."
Améthyste, justement, ou pierre d'évêque... sertie dans une bague de vénération, cet objet fait ici figure de leitmotiv. L'auteur lui donne, dès les premiers paragraphes, toute son importance, pour ainsi dire en trois dimensions: elle est belle, objet de vénération, et sert depuis des lustres. Ce dernier argument, celui de la temporalité, est synonyme d'une plus-value importante. L'évêque va remplacer l'améthyste par un truc de verre; en le regardant moins souvent, il lui témoignera, en deuxième partie de la nouvelle, un attachement moindre qu'à l'original.
Au fil des phrases, on pourrait se dire que ce récit est la narration de la punition que subit un évêque à la chair trop faible. Ce serait une lecture trop facile, parce que l'auteur sait entretenir le doute. Si "La pierre d'évêque" n'est pas un conte fantastique, certains détours font penser à ce genre: lorsque l'évêque retrouve son améthyste, il devient malade, et l'on crie aux stigmates autour de lui. Reste que l'évêque, seul avec sa conscience, se montre incapable d'exiger la punition de celle avec laquelle il a fauté. La chair est faible, et lorsqu'elle est faible, l'autorité le devient aussi...
Et en fin de compte, qui baisera la fameuse bague où est sertie l'améthyste? Le doute fait reculer les fidèles...
En mettant en scène un évêque un peu trop attiré par les opulences et les sensualités de ce monde et en lui donnant une destinée tragique, on peut dire que cette nouvelle entre en résonance avec la "pauvreté de coeur" voulue par Saint François d'Assise et par le pape François, qui, aujourd'hui, s'en réclame. Cette modernité fait contraste avec le choix d'une narration finement et indubitablement tournée vers le passé. Elle suggère ainsi que le message chrétien, celui de la nouvelle traditionnelle et, in fine, celui de la littérature est intemporel. Et que c'est ainsi que cela doit être.
Gisèle Ansorge, La Pierre d'évêque, paru dans le catalogue général 1986-1991 des éditions Bernard Campiche. Yvonand, Bernard Campiche, 1991. Gisèle Ansorge est décédée il y a vingt ans. Ce billet lui rend hommage.