Notes de lectures, notes de musique, notes sur l'air du temps qui passe. Bienvenue.
"Rue Sismondi sous mes semelles. Rue belle." Phrase obsédante, comme si l'auteur faisait rimer "Rue Sismondi" et "Rue belle": six mots, et une musique, déjà. Je me souviens d'avoir lu la nouvelle "Sismondi m'était conté" de l'écrivain genevoise Paule Mangeat (photo) dans son recueil "Côté rue" il y a quelques années, et d'avoir conservé cette association d'images dans ma mémoire. Et puis, j'ai eu envie de m'y replonger - rien de bien compliqué, puisque la nouvelle se trouve sur le site de l'éditeur Cousu mouche. Bien m'en a pris; j'ai donc envie de partager quelques impressions de lecture avec vous, amis lecteurs de ce blog.
Concernant l'histoire, c'est simple: l'auteur met en scène un garçon qui attend d'être majeur pour aller aux filles dans la fameuse rue Sismondi, qui se trouve dans le quartier genevois des Pâquis. Il grandit, acquiert de l'expérience, se marie, s'installe. Son fils connaîtra-t-il la même trajectoire?
L'auteure montre une maîtrise consommée de l'art de la phrase sans verbe, quitte à en abuser. Le lecteur a dès lors l'impression d'entrer immédiatement dans des choses concrètes, dépeintes par des adjectifs et des substantifs. Le verbe "être" est régulièrement gommé; qu'importe, puisqu'au fond, il ne veut rien dire... Il en résulte une impression originale, à la fois pointilliste et minimaliste - dans le meilleur sens du terme, celui qui veut qu'il faut aller à l'essentiel, si minime qu'il soit.
Cela constitue le fondement d'une motorique maîtrisée, qui fonctionne au rythme des semelles qui battent un trottoir où l'on tapine. Là-dessus, vient se greffer un jeu serré de rimes, de récurrences et de sonorités qui s'interpellent. Il y a, de manière évidente, l'association d'un adjectif régulièrement différent au mot rue, adjectif considéré comme adapté à l'âge du narrateur et à son état d'esprit du moment: "rue théâtre", "rue botte de sept lieues",... Associé à une année, cette récurrence fait figure d'anaphore revisitée.
Plus largement, le regard porté sur la rue évolue à mesure que le narrateur prend de l'âge. L'interdit demeure une constante, certes, souligné par l'âge minimal qu'il faut avoir pour aller trouver une prostituée. Dès lors, le lecteur est baladé entre bravade, attente, épectase enfin. Et aussi, en fin de texte, la nostalgie, une nostalgie qui saisit un narrateur soudain âgé de 28 ans...
... c'est que le final s'avère particulièrement émouvant, avec la disparition de l'hôtel de passe où le narrateur a connu ses premiers émois amoureux, financés par un effort d'économies. Devenu majeur et quasi accompli, le narrateur s'installe à la rue Sismondi avec sa nouvelle compagne. L'auteur suggère un éternel recommencement, une vision cyclique des générations, en rappelant, en fin de nouvelle, des thèmes apparemment anodins évoqués au début - en particulier l'idée qu'on souffle sur une blessure due à une chute à vélo. L'auteure va même plus loin, en créant un effet miroir: si au début, c'est une femme qui souffle, à la fin, c'est un homme accompli qui agit de même sur le genou d'une femme qui deviendra la sienne. Pour boucler la boucle, les derniers mots de "Sismondi m'était contée" rappellent assez exactement les premiers - et l'on pourrait ajouter qu'au fond, la rue Sismondi dépeinte par l'auteure réunit les deux images couramment véhiculées de la femme, mère ou putain - cela, en évolution constante au gré des années.
Le lecteur ne peut que s'étonner, positivement, de la construction serrée et pertinente de cette nouvelle aux accents poétiques précis. Il se dira sans doute que la marche tout au long de la rue Sismondi, leitmotiv de "Sismondi m'était contée", n'est rien d'autre que la métaphore du temps qui passe et de la vie qui s'écoule, inexorablement. Et songera, au terme de sa lecture, que cette rue genevoise a désormais son hymne.
Paule Mangeat, Sismondi m'était contée.
Nouvelle parue dans Paule Mangeat, Côté Rue, Genève, Cousu mouche, 2007.
Lu dans le cadre du défi Nouvelles.