"Avec tout ce fatras familial que je traîne depuis toujours, en amont et en aval, voilà cette femme (Jeanne?) qui me tombe dessus, avec son histoire de père qui a participé à la guerre d'Algérie et qui l'avait chargée de visiter le pays, quelques jours avant sa mort." Comment, mieux que par son incipit, résumer "Hôtel Saint-Georges"? Signé de l'écrivain Rachid Boudjedra, ce roman polyphonique aux allures solides allie une complexe histoire familiale marquée par l'Histoire et le retour d'une Française au pays où son père fut actif durant la guerre d'Algérie. Cela, avec tous les jeux de résonance possibles...
L'hôtel Saint-Georges est la plate-forme de l'action de ce roman: c'est là que le père de Jeanne fut actif durant la guerre, passant sa jeunesse à fabriquer des cercueils à la pelle, mettant entre parenthèses son métier d'ébéniste d'exception. L'auteur choisit de faire parler cet homme par le biais d'une longue lettre, dont certains extraits composent autant de chapitres. Et pour dessiner toute l'étendue de la frustration, du désarroi de l'artisan de haut vol réduit à construire des bières du mieux qu'il peut, l'auteur détaille avec finesse tous les savoir-faire de l'artisan. Les mots rares et spécialisés, notamment le nom des bois d'exception, résonnent comme autant de paradis perdus.
Une autre voix se dégage aussi, celle du harki Kader, illettré, au français boiteux, acteur de tortures. Au-delà de ses mots en bataille, on lit chez lui une folie, une vraie fureur. On le retrouve plus tard, perdu à Paris: "Laisse le tranquille. Il vient de l'enfer. Mais il ne sait pas ce qui l'attend ici! Ca va être pire que l'enfer, ici. Fiche-lui la paix."
Un lien mystérieux lie tous ces personnages - il y a aussi Rac, le guide de Jeanne en Algérie, et plusieurs femmes parfois violentes, qui ont connu la prison au temps de la guerre. Sans oublier Nabila, la serveuse de l'hôtel, à laquelle Jean, réfugié dans l'alcool, se confie et que le lecteur retrouve, plus âgée.
Chacune et chacun a une accointance avec l'autre, et le jeu des regards sur une situation s'installe: ce que l'un des personnages ignore forcément, un autre viendra le préciser, tout naturellement. Et par touches, le lecteur en vient à découvrir de quoi il s'agit: le portrait d'une famille tourmentée par l'histoire, dont certains membres sont partis de l'Algérie, et le parcours d'une femme qui veut en savoir plus et réaliser une promesse faite à son père.
Rachid Boudjedra, Hôtel Saint-Georges, Paris, Grasset, 2011.
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