Circonflexe ou pas circonflexe? L'accent en forme de chapeau pointu fait parler de lui depuis 36 heures. En arrière-plan, les "rectifications orthographiques" de 1990, qui refont surface au gré de l'actualité. Toute atteinte à l'orthographe française étant sensible, les observateurs ont tout vu ces derniers jours, les arguments passionnés, parfois recuits, côtoyer les contrevérités - propagées parfois par la presse elle-même.
De l'autorité au marketing
Recentrons le débat, pour commencer. Ce qui a mis le feu aux poudres, c'est le fait que les éditeurs d'ouvrages de référence scolaires français ont choisi de se mettre d'accord pour privilégier les recommandations orthographiques de 1990. Un choix défendable: jusqu'à présent, les ouvrages scolaires avançaient en ordre dispersé par rapport à ces recommandations, les uns en faisant état, les autres les occultant. Et puis, ces recommandations sont le fruit des cogitations de fortes têtes, sous l'égide de l'Académie française. Enfin, elles ont été adoubées, quelque part, par tel ministère français. Force reste donc à la loi...
On pourrait gloser sur la francophonie qui ne se résume pas à la France. Mais force est de relever qu'il existe, dans certains pays francophones hors France, un certain militantisme favorable à ces recommandations. En Suisse, par exemple, une circulaire favorable à ces dernières a été diffusée en 1996, contre l'avis des concepteurs de la réforme, qui la voyaient comme un faisceau de recommandations. Qu'en est-il en Belgique, au Québec, voire en Afrique? Lors de mes deux participations à la Dictée des Amériques, en 1997 à Québec et en 1998 à Montréal, j'ai demandé si ces réformes étaient prises en compte lors de la correction. Par deux fois, on m'a répondu par la négative, ce qui laisse entendre que la réforme n'était guère défendue sur les rives du Saint-Laurent à la fin du siècle dernier.
En somme, je ne serais pas étonné d'apprendre que derrière la revitalisation d'une réforme, les éditeurs ont voulu jouer la carte du marketing. Quoi de mieux, en effet, qu'une "nouvelle orthographe" pour revitaliser les ventes des grammaires? En marketing, "nouveau" fait partie de ces mots magiques qui font vendre... et si l'on peut l'accoler à un truc aussi figé que l'orthographe, s'accorder là-dessus et le faire savoir, quel jackpot en perspective!
Question subsidiaire: les dictionnaires usuels vont-ils suivre? Certes, ils ont intégré les nouvelles orthographes recommandées à côté des graphies traditionnelles, ce qui fait qu'elles doivent être acceptées, par exemple, dans tout concours d'orthographe sérieux. Mais elles sont mentionnées de manière secondaire! Les nouvelles façons d'écrire sont-elles appelées à être mentionnées en vedette? Quelle révolution alors!
Des contrevérités en cascade
Cela fait 36 heures que les contrevérités pleuvent sur les réseaux sociaux. Remettons donc quelques pendules à l'heure...
Ainsi, tous les accents circonflexes ne vont pas disparaître, et surtout pas celui qui apparaît sur "chômage"! En effet, la réforme touche ceux qui sont sur un "i" ou un "u", pour autant qu'ils soient lexicaux et non grammaticaux. Et si "nénufar" cristallise les oppositions, c'est bien le seul mot où il est prévu de remplacer "ph" par "f" - pour des raisons étymologiques. Ce n'est pas pour tout de suite qu'on échangera des timbres-poste entre "filatélistes"!
En outre, cette réforme ne chasse pas les orthographes familières. Ainsi coexisteront longtemps encore les graphies "ognon" et "oignon", "plate-bande" et "platebande" (imposée par un certain Michel Houellebecq), "pizzeria" et "pizzéria". Voire "chiche-kebab" et "chichekébab", bel exemple de nouvelle orthographe puisqu'il intègre la francisation (par un accent aigu) et la fusion d'un mot composé. Sur ce coup-là, franchement, j'adore surprendre en utilisant la nouvelle orthographe, alors qu'aucun restaurant spécialisé ne la pratique, à ma connaissance.
Enfin, je réponds à l'interlocuteur qui a prétendu, dans l'édition papier du journal "Le Matin" de ce jour, que la réforme de l'orthographe allemande, à la fin du vingtième siècle, s'est passée sans accroc. Je me souviens que celle-ci a pris plusieurs années, avec des avancées de des reculades: les correcteurs d'imprimerie ont mis les pieds au mur, que cette réforme encrassait les Allemands normaux et qu'au nom de la simplification, elle rendait peu claires certaines règles de ponctuation. Alors de grâce, chers journalistes, vérifiez vos sources et suspectez vos interlocuteurs!
La réforme, cette inconnue
Elle a vingt-six ans, cette réforme qu'on nous ressert ces jours... mais est-elle connue?
Certes, elle fait l'objet d'un certain militantisme, notamment hors de France, portée par des personnes désireuses, peut-être, de paraître plus royalistes que le roi. Reste que l'enseignement ne suit guère, les enseignants préférant avec raison utiliser les graphies traditionnelles.
C'est que les productions de cette réforme risquent de surprendre, voire de piquer les yeux de celles et ceux qui ne sont pas au courant. De nombreux éléments corrects aux yeux de l'"orthographe recommandée" sont encore perçus comme faux par la quasi-totalité des lecteurs francophones, même si la langue française est leur métier: qui considérera spontanément que "flute", "piquenique" ou "vingt-et-un" sont corrects?
En contrepartie, certaines recommandations sont mieux reçues - j'ai évoqué "plateforme" tout à l'heure. Ce qui me fait dire que seul l'usage, idéalement éclairé, doit décider: l'évolution linguistique n'a que faire des décrets. Quitte à ce que l'orthographe devienne le terrain de jeu de tous les conservatismes...
L'histoire d'une simplification
On peut rétorquer aux tenants d'un maintien trop strict de l'orthographe traditionnelle qu'elle est aussi le fruit d'une évolution... qui est aussi l'histoire d'une simplification. La linguiste suisse Marinette Matthey est parvenue, brillamment, à montrer que par rapport à l'orthographe du temps de Montaigne, la nôtre est assez simple: autrefois, les lettres muettes étaient nombreuses, et certains grammairiens, à l'instar de Robert Poisson, se sont même aventurés à inventer de nouvelles lettres, en plus de l'alphabet latin, pour transcrire les sons spécifiques au français.
On ajoutera que le français pourrait devenir encore plus simple, ô scandale, par la suppression des accents ou des doubles consonnes, pour ne pointer que deux exemples de simplifications potentielles. Un combat pour la fin du XXIe siècle? Des linguistes en chambre y songent déjà...
Mais si l'on se concentre sur ce qui fait débat, il convient de se demander si les "recommandations orthographiques" de 1990, dont il est question ces jours-ci, sont vraiment une simplification. Cela pourrait faire l'objet d'un autre billet!
Un avant-goût?
Face aux discussions de ces derniers jours, donc, je considère que l'attitude la plus sage consiste à recourir à ce que l'on sait, à ce que l'on a appris à l'école en matière d'orthographe traditionnelle, parce que ce bagage, qui n'est nullement remis en question, demeure le trésor partagé par le plus grand nombre de francophones. Réelle ou imaginaire, après tout, une faute d'orthographe est vite condamnée! Mieux vaut donc opter pour la valeur sûre, c'est-à-dire pour l'orthographe coutumière et maîtrisée.
Et j'invite celles et ceux qui souhaitent voir en vrai à quoi ressemble un texte produit conformément aux recommandations orthographiques de 1990 de lire les recueils de nouvelles des éditions belges Quadrature, spécialisées dans la nouvelle. D'un point de vue littéraire, ils sont d'excellente tenue et leurs auteurs sont bons. Et puis, la correction tient compte à 100% de ce qu'on appelle "la nouvelle orthographe". Gênant ou pas? Au fil des pages, vous de juger!