Au terme de la lecture de "Qui comme Ulysse" de Georges Flipo, on ne peut s'empêcher de penser qu'on vient de s'offrir quelques heures de
vacances supplémentaires. Non pas, bien sûr, de ces vacances qui vous vident l'esprit au rythme d'un mauvais thriller; mais bien de celles qui vous offrent un trop court moment d'émotion,
voire de réflexion. L'auteur fait part, dans ce recueil de 14 nouvelles "en partance", d'un goût sans complexe pour l'Amérique du Sud. Il serait faux de réduire cet ouvrage à des nouvelles de
voyage: parfois, on ne s'en va pas très loin, si ce n'est en rêve, et si l'on part, ce n'est pas forcément pour une villégiature juilletiste ou aoûtiste bien méritée après des mois de
labeur.
Le tourisme fait cependant l'objet de la nouvelle numéro 1 du recueil, "Nocturne", qui mérite qu'on s'y arrête afin de détecter quelques traits de l'auteur. Que celui-ci me pardonne si j'ose une
comparaison avec Marcel Proust, mais son récit a quelques points communs avec "A la recherche du temps perdu", que je n'ai pu m'empêcher de relever.
Les Verdurin en Inde
Ce texte pose d'emblée une question commune et essentielle au tourisme, ce tourisme qui constitue le plus clair des voyages de bon nombre d'entre nous: chacun ou presque, surtout dans
les classes cultivées, rechigne à être assimilé aux hordes de touristes qui se trimballent de monument en monument sans rien y comprendre, et contemplent la misère du monde. Une
misère d'autant plus rassurante qu'elle est lointaine: Mantes-la-Jolie ou Villeurbane attirent moins de touristes que Bombay... ou Jalsamer, la ville indienne qui sert de décor au
récit. L'éloignement est certes géographique, en effet, mais aussi culturel.
Les personnages? D'un côté, nous avons un trio constitué de Comité et de Dupont Monsieur et Madame. Ce sont les Verdurin de l'intrigue, inaptes à observer le pays visité autrement qu'à travers le
quadrillage étriqué de leur grille d'analyse. Cette équipe de fins causeurs (hum! hum!) constitue, si l'on souhaite adopter une image platonicienne, ceux qui sont dans la caverne, y
contemplent des ombres... et en sont fiers.
De l'autre, les indigènes souffrent pour le plaisir d'une poignée de nantis (numéros de fakir réalisés par une fillette meurtrie dont on exploite la misère). Cela a de quoi énerver le guide le
plus placide, lassé quand même de faire face sans cesse aux mêmes inepties.
Et entre deux, se trouve le narrateur, membre malgré lui de la horde de touristes - il le confesse au bon moment de l'histoire. Son malaise naît justement du fait qu'il se trouve entre deux eaux,
entre la caverne et la connaissance intrinsèque, intime du pays visité - une manière de Swann, au fond, donné à l'étude mais non encore abouti. Il lui sera donné d'assister à quelques éléments
exceptionnels (une danse en plein après-midi). Présent, un membre du personnel de son hôtel consentira à lui donner quelques explications. Mais au moment où la danse se fait la plus sacrée,
le guide abandonne le voyageur pour apprécier lui-même le spectacle. Le narrateur n'aura donc jamais ce dernier morceau, celui qui touche au sacré, et restera planté là, sur le seuil du
temple.
Le narrateur est-il, du reste, aussi peu soluble qu'on le dit dans la horde de touristes qui l'entoure? On peut en douter. Certes, son approche du monde indien est plus respectueuse,
moins tonitruante. Mais lui-même est tenté de rapprocher ce qu'il entend (les quinze notes de la sitar qui accompagnent la danse à laquelle il assiste seul avec le serveur) de ce qu'il
connaît (un nocturne de Chopin). Si géniale que soit la référence, et même si celle-ci ne fait pas partie du référentiel de Comité et de Dupont Madame et Monsieur, fonctionne comme un filtre.
Sylvain Vasseur au féminin?
Pour se consoler, notre narrateur dégustera mille thés. Sans madeleine... celle-ci pouvant plutôt illustrer "Les sources froides", nouvelle où une Argentine, Minga, peintre exilée à Paris,
vient assister à une exposition organisée par son père, peintre argentin de renommée locale, actif à Corrientes. Minga mettra du temps à retrouver tout le goût de son enfance: "Le macadam
avait recouvert son enfance", écrit l'auteur. Un macadam qu'il faut savoir briser... Seul un accident de son père permettra à Minga d'y parvenir, en l'obligeant à gardienner l'exposition, donc à
s'intégrer à l'activité locale.
Deux artistes donc. Le père, quasi autodidacte, peintre figuratif, parle de leur pays aux locaux, et utilise leur langage, hors de tout académisme. L'auteur l'oppose à Minga, qui a étudié aux
Beaux-Arts à Paris, dont les oeuvres sont sans doute complexes, qui connaît la tristesse des galeries désertes alors que son père fait le plein chaque jour.
Ne pourrait-on y voir, finalement, l'opposition déjà campée par l'auteur dans "Le Vertige des Auteurs", l'humour vachard en moins? Cet ouvrage, un roman, met en scène Sylvain Vasseur, un auteur
désireux de devenir écrivain, qui multiplie les efforts malheureux et biscornus pour conquérir la forteresse éditoriale parisienne, ne sera jamais vraiment lu et s'enferrera. On peut y
reconnaître Minga, cette peintre quasi anonyme dans le panier de crabes artistique parisien. Face à Vasseur, l'auteur avait placé son épouse, qui trouve le moyen d'entrer dans les
livres pratiquement sans le vouloir, simplement en étant elle - n'est-ce pas ce que le père de Minga fait lorsqu'il crée une toile, dans la simplicité d'un art sans afféterie?
L'auteur, on le constate, réfléchit également sur son propre art. Féru d'Amérique latine, l'homme rechigne à offrir à ses nouvelles des chutes à la manière d'une Emmanuelle Urien. Ses
textes s'éteignent souvent dans le calme, calme de la mort parfois, et laissent le lecteur rêver dans des conclusions souvent ouvertes. Une bonne nouvelle a-t-elle besoin d'une bonne
chute? Avec talent, Georges Flipo démontre que non.
Georges Flipo, Qui comme Ulysse, Paris, Anne Carrière, 2008.