Lu par Luluboudu.
Lu dans le cadre du défi Thrillers.
"Le Mausolée", c'est un thriller atypique. Déjà, on n'y trouve pas beaucoup de morts, mais il y en a surtout un qui compte, et qui s'appelle Vladimir Ilitch Oulianov - bien connu sous le nom de Lénine. Depuis presque 90 ans, il repose, savamment embaumé, dans un mausolée situé sur la Place Rouge à Moscou. C'est autour de cette dépouille que s'organise "Le Mausolée", deuxième roman de l'auteur Edouard Moradpour, publiciste présenté comme le "père de la publicité" en Russie.
Le mausolée de Lénine pourrait n'être qu'un monument que les écoles russes font visiter à leurs élèves. L'auteur va plus loin: il considère que ce cadavre non enterré, à l'instar de certaines momies égyptiennes ou d'un certain Ötzi (1), portent des pouvoirs bien à eux. Cette idée finalement déjà vue vient se greffer, dans ce roman, sur un débat de société méconnu en Europe occidentale, mais récurrent en Russie: faut-il enterrer Lénine ou le garder embaumé dans son mausolée? Tout cela constitue un terreau propice à l'écriture d'un roman aux parfums surnaturels, dont l'action se déroule au coeur d'un peuple présenté comme superstitieux et en permanence tenté par le mystique. Voilà pour le décor, et voilà aussi pour l'originalité du contexte de départ.
Dès lors, le lecteur est invité à suivre le personnage de Tatiana, jeune femme qui, depuis son enfance, entend des voix qui l'invitent à sauver la Russie. Dans sa vingtaine flamboyante, elle exerce le métier de danseuse dévêtue dans une boîte de nuit moscovite. C'est là qu'elle va rencontrer Oleg Bezroukov (ce qui, en russe, signifie "sans les mains"...). Il a des visions qui lui permettent de passer pour un prophète aux yeux du grand public. Qu'en est-il vraiment? Le roman le dévoile...
Les dessous (pas) chics d'une idylle
Le lecteur est ainsi embarqué dans un thriller apparemment solide - mais dont certaines faiblesses pourront l'intriguer, voire le rebuter. Dès le départ, par exemple, l'ambiance au sein du "Club 121", ce lieu où les filles dansent nues et montent avec les clients, paraît fort romantique, avec un patron nommé Günter qui se montre paternel voire sympa - on est loin des rudes figures de proxénètes mises en scène par Iceberg Slim! Cette ambiance bon enfant enlève un peu de mordant à toute la première partie du roman, ce qui est dommage: cela sonne plus comme une romance tranquille que comme un thriller.
D'autant plus tranquille que l'auteur n'hésite pas à profiter de la description de repas de famille pour dépeindre des scènes sereines, très "couleur locale", où l'on déguste des pelmeni et des "harengs sous le manteau" dans une ambiance aimable. Or, sachant que Tatiana n'a rien dit à ses parents au sujet de son activité de danseuse, et qu'elle mène par conséquent une double, voire une triple vie, le lecteur aurait pu s'attendre à des ambiances plombées par ces silences embarrassés, lourds de sens, que l'on connaît trop bien dans la vraie vie.
Heureusement, les masques tombent... peut-être de manière un peu brutale, même si le lecteur attentif et russophile doit s'attendre à quelque chose. Ce procédé est extrêmement fin, de la part de l'auteur: entre Oleg et Tatiana, il n'est jamais fait usage des diminutifs hypocoristiques dont les Russes sont friands et pour lesquels ils font montre d'une créativité sans bornes. Dès lors, le lecteur qui sait comprend que la relation entre ces deux personnages ne va jamais fonctionner. D'ailleurs, Tatiana ne sera nommée par un diminutif affectueux qu'en fin de roman, par un des hommes de son camp.
Quand les people s'en mêlent
L'auteur ancre son roman dans l'époque actuelle (2014) et dans une Russie populaire qui, qu'elle soit d'hier ou d'aujourd'hui, sonne plutôt vrai. Ainsi est-on disposé à croire Tatiana quand elle dit que les produits Nestlé représentent pour elle le début de la diversification des biens de consommation, et l'apparition de nouveaux goûts. Est-ce un hasard si la marque "Nestlé" est la seule marque occidentale à apparaître dans ce roman? La question est ouverte...
Côté personnalités célèbres, l'auteur ne recule devant rien. L'ancrage dans l'époque actuelle est souligné par Vladimir Poutine. Ce personnage est dépeint comme la personnalité en vue du camp du mal, qui tient, pour des raisons exposées dans le roman, à ce que Lénine ne soit pas enterré. Du côté du bien, on trouve rien de moins que David Copperfield, orfèvre des disparitions... autour de ces deux personnages, et avec la complicité de l'église orthodoxe, l'auteur tisse une intrigue qui met en présence rien de moins que deux complots. En optant pour David Copperfield, l'auteur choisit certes un bonhomme un peu "too much". On veut bien y croire, cependant, sachant que l'auteur lui crée un rôle taillé sur mesure: il a su cerner sa compétence essentielle d'illusionniste. Cela dit, en opposant frontalement deux vastes complots portés par deux sociétés secrètes, l'auteur met en place un manichéisme pour le moins brutal...
A un doigt de la perfection
Il y aurait encore une ou deux incohérences à relever, par exemple celle qui fait que l'on voit deux personnages (dont Tatiana, une jeune femme!) chanter de vieilles chansons russes avec l'autoradio d'un camion, alors qu'ils sont en fuite et que leur vie est en jeu: est-ce vraiment l'humeur du moment?
Et pourquoi ce roman accroche-t-il malgré tout son lectorat? Pourquoi le lire? Le lecteur sera sans doute accroché par la fluidité stylistique du roman, et par une écriture que l'on ne surprend jamais à folâtrer. l'auteur tient à coller à l'action et à ce qui lui paraît important. Et puis, il trouvera là des personnages attachants quand même, mus par une action rationnelle mais guidée par un mysticisme, voire une superstition, pleinement assumés et qui gravitent autour des pouvoirs surnaturels prêtés à la dépouille de Lénine. A moins qu'il ne flaire, à raison, une certaine nostalgie ou un certain spleen, né de l'image que l'on a aujourd'hui de l'ex-Est. Les Allemands ont un mot pour ça: "Ostalgie".
Edouard Moradpour, Le Mausolée, Paris, Michalon, 2013, préface d'Alexandre Adler.
(1) A propos, quelqu'un peut-il me dire s'il existe une légende de malédiction similaire au sujet de la momie exposée au Musée de la Sénatorerie de Guéret (Creuse)? Ca m'intéresse, sincèrement.
commenter cet article …