Lu par Jacques Perrin, Mistelle, Positive, Vin et Chère.
Le site de l'auteur: The Feiring Line
Autant le dire tout de suite, amis lecteurs: après cette lecture, vous ne dégusterez plus de la même manière le gorgeon de vin rouge qui accompagne votre plat du jour. "La bataille du vin et de l'amour" est certes un hymne appuyé à la production la plus naturelle possible de vins et de raisins, mais c'est aussi un inventaire dantesque des tactiques que la production de vins, dans l'Ancien et le Nouveau monde, utilisent pour créer des vins conformes au goût de tout un chacun... et, en particulier, d'un critique très (voire trop, à en croire l'auteur) écouté nommé Robert Parker. C'est du reste à lui que fait référence le sous-titre très américain de ce livre: "Comment j'ai sauvé le monde de la parkerisation".
Un sous-titre très américain? En effet, et question style, on est prévenu: ce sera du classique, sans surprise, si ce n'est celle, plutôt agréable, d'être entraîné à dévorer chaque page avec la curiosité malsaine de celui qui veut savoir de quoi sont capables les viti-viniculteurs pour entrer dans les bonnes grâces de Robert Parker, un critique influent, présenté comme le méchant ultime, celui qui, à force d'imposer sa conception du vin au fil d'articles, uniformise les goûts du monde entier au détriment de la diversité des terroirs. Manichéenne, la structure narrative l'est assurément! Et l'auteur n'hésite pas à endosser à l'occasion le costume de chevalier blanc du Beau et du Bien, incarnés par une production plus que traditionnelle: authentique. Un chevalier blanc qui, pour son propos, n'hésite pas à adopter le ton d'un certain journalisme new-yorkais aux accents de Carrie Bradshaw.
Si la forme a de tels contours, le sujet est en revanche grave (on pense au livre "Menaces sur la civilisation du vin" de Raoul Marc Jennar, mais "La bataille du vin et de l'amour" est plus développé), et l'aisance verbale de l'auteur se met au service d'une démarche instructive et inquiétante. Au fil des pages, le lecteur est ainsi invité à découvrir certains artifices liés à la production du vin: les levures qu'on expatrie (par exemple pour donner au beaujolais nouveau un goût caractéristique de banane, hé hé!), l'arrosage goutte à goutte qui emprisonne les racines de la vigne à la surface du sol et les empêche d'aller puiser la quintessence du terroir à dix mètres de profondeur, le microbullage, la surmaturation des vins, les techniques permettant d'enlever de l'alcool au vin. Doit-on préciser tout cela sur une étiquette énumérant les "ingrédients" d'un vin, à côté des ancestraux sulfites? Gênant, on l'avouera volontiers: qui voudrait d'un vin dont la composition ressemblerait à celle d'un médicament?
L'auteur mène l'enquête un peu partout. Le chapitre "Ce que j'ai appris à l'université de Californie" approche une école de viticulture qui se targue d'enseigner les technologies du vin, y compris les moins recommandables, au nom de la science - tout en refusant de présenter la biodynamie, perçue comme un effet de mode ésotérique. A partir de là, l'auteur explore certains terroirs, tels que la Rioja vidée de sa substance par une présence excessive de la technologie ou le massacre du cépage syrah (connu sous le nom de shiraz dans le Nouveau Monde). Cela, sans oublier une visite dans les coulisses des vins de Champagne, empires d'un luxe plus soucieux de vendre une image qu'une éthique. Krug en prend pour son grade...
La démarche littéraire choisie par l'auteur (manichéenne comme dans un film hollywoodien, on s'en souvient) implique évidemment une confrontation directe entre le bon et le méchant. C'est le propos du chapitre "Mon rendez-vous avec Bob", un rendez-vous qui se déroule à distance, ce qui est un signe... même si l'auteur admet, pour l'avoir rencontré en d'autres circonstances, que Robert Parker a un charme certain. L'auteur note cependant que le critique, en jugeant en fonction de repères personnel, muséifie le vin alors que celui-ci est le fruit d'un art vivant, et tend à ramener les régions à des cépages, ce qui rappelle la notion usuelle de "vin de cépage" usuelle dans la production du Nouveau Monde. Enfin, Robert Parker avoue être inapte à reconnaître un terroir sur la base d'une dégustation; que ferait-il alors au célèbre concours vaudois du "Jean-Louis", qui exige précisèment cette compétence, à l'échelle vaudoise et en se restreignant au cépage chasselas?
Intransigeant, ce témoignage littéraire (il y est aussi question de reportages, mais aussi d'amour et d'amitié, parce que la consommation de vin est un acte social) s'achève sur des notes d'espoir. L'auteur partage ainsi son coup de coeur pour les vins de la Loire, qu'elle trouve formidables, désireux de produire la quintessence du terroir plus que de séduire un critique influent. Au fil des pages, quelques producteurs sont même nommés. Cette note positive recouvre également tout un chapitre sur ce mode de production mystérieux et holistique qu'est la biodynamie - une démarche qui se distingue du "simple" bio parce qu'elle est globale, alors qu'un label "bio" peut ne concerner qu'un élément de la production, par exemple l'élevage de la vigne.
Alice Feiring, La Bataille du vin et de l'amour, Paris, Jean-Paul Rocher, 2010.