Roman, lu par Cécile.
A lui seul, le titre du récit parisien "Cantique de la racaille" de Vincent Ravalec, publié en 1994, a de quoi intriguer, dans la mesure où il associe deux mots qu'on n'aurait guère vus ensemble. A l'heure où les éditions Fayard s'apprêtent à proposer "Cantique de la racaille opus 2", il est très indiqué de se pencher sur son prédécesseur, Prix de Flore en 1994.
De la racaille...
L'aspect "racaille" est sans doute le plus évident pour le lecteur, qui écoute parler le personnage principal, Gaston, jeune homme vivant de trafics qu'il ambitionne d'étendre jusqu'à ce qu'ils atteignent un niveau professionnel et pour ainsi dire industriel, et qu'ils soient recouverts d'un vernis d'honnêteté. Autour de lui s'agite toute une faune de poivrots, de tenanciers de bars louches voire de semi-clochards. Au fur et à mesure de son ascension (qui correspond à la marche des saisons, du solstice d'hiver au solstice d'été en gros, la décadence occupant la seconde moitié de l'année - bien sûr, le roman est découpé en quatre partie, comme quatre saisons), Gaston va rencontrer des gens qui affichent un certain niveau...
... à défaut d'un niveau certain: sorti d'un milieu pour le moins interlope, il trouvera sur son chemin des gens de la trempe de Bruno, patron d'entreprise apparemment intègre mais aux moeurs louches, ou Alexandre qui, officiellement "urbaniste de qualité", est un gros porc lubrique dont le seul but est de prostituer Marie-Pierre, la compagne (mineure) de Gaston. Cela, sans compter quelque avocat véreux ou flic ripou, à Paris ou en province.
Marie-Pierre? Elle illustre, à l'instar d'autres éléments, la misère culturelle des milieux que Gaston est amené à approcher et ce, dès le début: ramassée en auto-stop par le narrateur, elle passe le plus clair de son temps devant la télévision, face à des émissions débiles (téléachat, entre autres). Tout au plus parvient-elle à s'adonner à des activités plus intéressantes lorsque Gaston l'invite à travailler pour son entreprise, Extramill - dont l'élément le plus brillant est sans doute la plaque en cuivre apposée sur la façade du siège social, et certainement pas les procédures de recrutement (le récit des entretiens d'embauche est anthologique).
De la poésie, il est question, et de cinéma également. "Ah, un peu de culture, quand même!", me dira-t-on. Mais même dans le milieu éditorial poétique, Gaston, qui a quelques qualités littéraires inattendues, ne parvient pas à s'éloigner d'éditeurs véreux ou de chevaliers du compte d'auteur qui finissent par tronquer un de ses poèmes, publié dans une revue. Quant au monde du cinéma, il débute par un financement hasardeux et tendu et s'achève dans la mise en scène filmée et dégradante d'un happening aux relents pornographiques.
... au cantique
On tombe bien bas, dans ce récit, le lecteur le comprend vite. Mais il y a aussi une tentation régulière de tendre vers le divin, ou du moins vers le transcendantal, dans le personnage de Gaston. Un transcendantal qui peut lui servir de responsable de ses propres faiblesses, par exemple lorsqu'il rencontre un marabout et le charge, sans succès, de lui ôter la poisse qui le poursuit dès que les jours raccourcissent. Il lui sert aussi de moyen de relaxation avec le yoga, et Dieu, quel qu'il soit, n'est pas totalement absent de son discours. Mais Gaston s'avère incapable de quitter un matérialisme foncier qui le lie et le pousse à rechercher l'argent facile, puis à le dépenser. Ainsi, c'est le Dieu Franc Français, avec tous ses noms (plaque, sac, etc., mais pas euro parce qu'on n'en est pas encore là) et tout ce qu'il peut offrir (télévisions, magnétoscopes, vidéo, Volvo, copine même), qui lui sert de boussole - accompagné de l'amour, bien sûr, mais celui-ci s'avère fragile, à l'instar du bébé que Marie-Pierre perd en cours de grossesse.
¨
Cantique, c'est aussi une petite musique qui s'installe et berce le récit. Le trait le plus remarquable du style de l'auteur, ce sont des phrases longues, segmentées par de nombreuses virgules qui balisent une succession d'idées simplement juxtaposées, pas forcément hiérarchisées, parfois sans lien immédiat entre elles - seul le contexte permet ainsi de recréer le fil des pensées du narrateur. Dans ces phrases comme dans les dialogues, le langage est cru, trash, et emprunte régulièrement au registre argotique. Ainsi se développe une mélodie directe, dépourvue de détours, volontiers obsédante, accrocheuse et rapide malgré tout.
"Et puis les portes de Fleury se sont refermées sur moi et je n'ai plus pensé à rien", conclut le romancier. Gaston passe ainsi trois tours en prison, comme au Monopoly auquel il a joué sur 414 pages avant de perdre. Voyons à présent à quoi Gaston pensera dans l'opus 2 du "Cantique de la racaille": ce sera l'objet d'un prochain billet, ici même. A noter que depuis 1994, le terme de "racaille" a eu le temps de revenir à la mode...
Vincent Ravalec, Cantique de la racaille, Paris, Flammarion, 1994/J'ai Lu, 1998.
Pour l'anecdote, le Club des Poètes de Jean-Pierre Rosnay, mentionné en cours de récit (p. 206-207), existe vraiment; il se trouve à la Rue de Bourgogne, à Paris. J'y ai passé un beau moment il y a quelques années, à écouter les clients et les tenanciers réciter des poèmes, de préférence par coeur.