Bon pour le défi Jacques Chessex...
Les bonnes choses vont-elles par trois? On le dirait lorsqu'on considère que Jacques Chessex a intitulé "La Trinité" l'un de ses romans, paru en 1992 et réédité en 1994 par France Loisirs Suisse. C'est avec cet ouvrage que j'ai découvert, enfin, le monde de l'écrivain de Ropraz, décédé à la fin de l'an dernier.
Les bonnes choses vont par trois...
... si ce n'est les chapitres du roman, qui sont ici au nombre de quatre. Paradoxe? Certes non. Le lecteur considérera plutôt qu'il y a ici trois chapitres plus un, les trois premiers chapitres mettant en scène les trois personnages principaux de l'action et le dernier ne conservant que la voix du narrateur, après évacuation (par décès - cancer puis suicide) des deux autres, ce qui change la dynamique de ce roman.
Un trio de personnages, donc. Il y a là le narrateur, un écrivain dénommé Benoît Rouvre et qui rappelle l'auteur par certains traits - en particulier les souvenirs parfois très précis du Collège Saint-Michel de Fribourg, évoqués de manière sporadique. Face à lui, évolue le couple Ben Gousenberg-Sarah Levinson. Gousenberg est un cancéreux en phase terminale mais fondamentalement heureux, Levinson sa conjointe, traductrice de son état. Peut-on voir l'écrivain, démiurge s'il en est, en Père de la Sainte Trinité? L'image biblique a ses limites ici, ou peut-être m'a-t-elle un peu échappé, mais il doit y avoir une piste à creuser.
On préférera voir ici une métaphore de la trinité qui fonctionne dès qu'on est en présence d'une oeuvre d'imagination littéraire. Rappelons l'action: Benoît Rouvre, écrivain à l'audience réservée, loue un chalet pour écrire un roman et faire le point. Il rencontre le couple Gousenberg-Levinson, et Ben propose très vite à l'écrivain de devenir l'amant de sa femme. On relèvera que Ben Gousenberg tient beaucoup à ce que sa conjointe lui raconte tout ce qu'elle vit avec ses amants, plus ou moins adoubés par le mari. Dès lors, Rouvre reste l'écrivain, Levinson devient le personnage (parangon de tous les personnages d'un roman) et Gousenberg le lecteur... lecteur voyeur, on le conçoit.
Un style d'une grande précision, sobre ou puissant
Voyeur? Voire. Certes, Gousenberg joue ce rôle à merveille, ce qui lui donne une posture de vieux pervers élégant et viveur, goûtant encore la vie avec une certaine voracité avec l'aide des euphorisants et analgésiques. Mais Jacques Chessex est bien trop fin pour livrer à ses lecteurs le récit cru des fredaines de Sarah Levinson. Le récit joue donc à fond la carte de l'ellipse, de la suggestion. L'approche est identique lorsque l'écrivain lui-même devient l'amant de la traductrice. Ainsi se dessine le portrait de Sarah Levinson, figure complexe, sadique quand elle le peu, masochiste par nature, aimant même à être insultée pour sa judéité qu'elle exècre.
Jacques Chessex fait ici la preuve qu'il maîtrise son style. C'est dans un registre travaillé mais sobre que son récit commence. La voix de l'auteur est calme. Cela donne d'autant plus de poids à certains paroxysmes puissants du récit, en particulier les innombrables évocations religieuses, souvent tirées de l'Ancien Testament, qui égrènent le propos et lui donnent une profondeur essentielle, biblique, primordiale. Cela, sans parler des instants de quasi-folie incantatoire de Rouvre.
L'art de choisir ses lieux
Quand on écrit en Suisse, qu'est-il besoin d'inventer des lieux? Jusqu'à la clinique Valmont, où l'on soigna Rainer Maria Rilke en son temps, tous les endroits dépeints par l'auteur, habités par le souvenir d'autres grands artistes (pour n'en citer que deux, Vladimir Nabokov et Freddie Mercury ont hanté le Montreux Palace, qui apparaît dans le décor de "La Trinité"), sont réels. Les habitués de l'Arc Lémanique reconnaîtront le décor dans lequel évoluent les personnages: des forêts, Montreux et son festival de jazz, le Léman, la Savoie, Glion, Evian même.
Leur beauté véridique suggère qu'on se retrouve tout soudain dans une sorte de réinterprétation du "locus amoenus", ou lieu agréable, voire paradisiaque, pouvant fonctionner en vase clos et où les âmes se frottent - que ce soit celles des philosophes ou d'autres gens. L'essentiel du récit tourne autour des trois personnages précités; seule l'intrusion du compositeur de musique et violoniste Triton ("diabolus in musica", diront certains) fera vaciller quelque peu le système, rendant l'écrivain jaloux d'une Sarah soudain attirée par le virtuose.
Et en se consacrant davantage à Sarah qu'à son roman, mais en tirant un roman de sa rencontre de Ben et de Sarah, le narrateur ne démontre-t-il pas ici que parfois, le but est aussi le chemin? Le roman de la vie n'est-il pas en l'occurrence plus fort que le projet de roman de Benoît Rouvre, projet dont le lecteur ne saura du reste rien?
Un roman qui gravite autour du chiffre trois, une Sainte Trinité pervertie vers le meilleur: tel est donc "La Trinité". On en parle peu dans la blogosphère du livre, me semble-t-il; j'encourage chacune et chacun à découvrir ce récit de Jacques Chessex, certes un peu ancien déjà, mais qui décrit des sentiments humains de toujours.
Jacques Chessex, La Trinité, France Loisirs, 1994/Grasset, 1992.