Il est gentil, Jérôme Laplace. C'est même sa principale qualité. Résultat: sa vie sociale n'est pas ce qu'elle pourrait être, sa copine Samantha se fiche de lui, ses collègues l'exploitent sans vergogne et son seul ami est un monomaniaque de Star Wars prénommé Etienne. Mais Jérôme, informaticien gauche et introverti, est aussi capable de réfléchir, et c'est grâce à ça qu'il y a quand même une histoire autour de lui. Cette histoire s'initule "Pourquoi les gentils ne se feront plus avoir". Signée d'un énigmatique J. Heska, Dijonnais bon teint, elle a paru le 14 février dernier chez Transit, un éditeur franco-québécois. Et il paraît que ce petit roman, le premier de son auteur, se taille d'ores et déjà un joli petit succès...
Disons-le d'emblée: ce petit livre a un côté superficiel, naïf: l'auteur a choisi de proposer des scènes issues de la vie quotidienne d'un jeune homme lyonnais, entre bureau paysager, appartements ternes et oaristys dans le restaurant du sommet du "Crayon". Cela est porté par un style fluide et simple qui rend la lecture facile et agréable, d'autant plus que les chapitres sont courts, rituellement rythmés par de nombreuses citations qui comparent la vie à plein de trucs, de manière parfois convenue ("La vie, c'est comme une rose. C'est joli, mais il faut aussi savoir en accepter les épines...") mais aussi parfois profondément originale ("La vie, c'est comme le Schweppes. La première fois, qu'on en goûte, c'est amer et pas très agréable. Et pourtant, à force, on ne peut plus s'en passer."), toujours cocasse et évolutive en fonction des états d'âme de Jérôme.
Mais derrière un quotidien apparemment banal, si actuel à une époque où, pour l'écrivain, les petites choses sont l'essence du génie, on sent que l'auteur a installé une philosophie quand même sérieuse - sous-tendue par une certaine dose d'humour. L'esprit est celui du bouddhisme, de la pensée Jedi et du manichéisme, combinés pour mettre en place une "Weltanschauung" où se côtoient les "gentils", qui se font marcher dessus comme des carpettes à force de l'être trop, et les "antipathes", qui vivent leur vie dans un égoïsme confit qui, de la simple ignorance, peut aller jusqu'à la violence.
Cela peut avoir un côté simpliste, voire schématique: au fond, l'auteur n'oppose-t-il pas les gentils et les méchants comme dans un film américain? Et l'ascension du "cimondisme", ce mouvement du mieux-vivre né des cogitations de Jérôme (elles-mêmes fondées sur la psychologie à deux balles d'un magazine féminin) et récupéré par d'autres, n'est-elle pas un peu trop facile? Ce côté caricatural est pleinement assumé. Les traits d'esprit qui traversent le livre rappellent que ce n'est pas une Bible, mais plutôt une invitation à réfléchir soi-même à sa situation: au fond, on est toujours l'antipathe ou le gentil de quelqu'un, non? C'est ce qui arrive à Jérôme, gentil à l'état pur et initiateur de la philosophie qui lui permettra d'évoluer socialement: tout gentil qu'il est, d'autres gentils le soupçonneront d'être un antipathe.
Résultat des multiples scènes décrites: chaque lecteur se retrouvera à un moment ou à un autre. Et dès lors, son esprit se mettra à réfléchir à sa manière de voir les autres - et à la manière dont les autres le ou la perçoivent. Si le roman est petit, c'est qu'il ne cherche pas à s'imposer: au lecteur d'en faire son miel, en fonction de son vécu et de ses aspirations.
Jérôme est lui-même un personnage intéressant. Informaticien, on le conçoit immédiatement comme le geek absolu, certes capable de monter des réseaux en ligne mais parfaitement incapable de construire une relation dans le monde réel. Dans ce sens, Etienne, son alter ego, va encore plus loin. Mais c'est quand même à Jérôme qu'on a envie de mettre de temps en temps une bonne claque pour qu'il se remue un peu: en optant pour la forme du faux journal, elle lui permet de s'exprimer tout seul, et aussi de s'observer dans ses comportements de faux modeste ou de bonhomme peu sûr de lui - quitte à sacrifier à l'introspection de temps à autre, par exemple lorsqu'il se réprimande parce qu'il a bégayé.
Et puis, l'idée du journal déborde sur la couverture, signée François Turgeon, qui montre des bonshommes dans des hélicoptères. Ce motif est justement celui de la couverture du cahier dans lequel le narrateur écrit. Bel effet de recréation du réel: du coup, le lecteur a vraiment l'impression de tenir le journal en question, de manière d'autant plus exclusive que celui-ci est présenté comme venant du futur. Quelle valorisante expérience de happy few, n'est-ce pas? Ce petit livre n'a donc que l'apparence de la superficialité; mine de rien, il invite chacun de ses lecteurs à réfléchir... et ce, avec le sourire.
J. Heska, Pourquoi les gentils ne se feront plus avoir, Paris/Montréal, Transit, 2011.