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13 janvier 2012 5 13 /01 /janvier /2012 22:22

hebergeur imageLu par Des mots venus de loin, Gangoueus, Cécile (merci pour le prêt!) 

 

Un oxymore dans le titre: force est de constater qu'avec "Les Anges cannibales", Jean-Claude Derey annonce d'emblée que ça va bouger dans son roman. Et qu'un titre qui choque et interpelle est indispensable pour introduire le très difficile propos que l'auteur se propose d'aborder. Dès le début, le lecteur de ce roman va être happé par le ton viril et pugnace du propos, indispensable à la narration de la longue guerre civile survenue en Sierra Leone (1991-2002) autour d'un enjeu des plus lucratifs: le diamant.

 

Un personnage qui recherche sa place

Yondo est le personnage principal de ce roman - principal en ce sens que le lecteur va voir l'histoire à travers ses yeux, à travers son "je". Il s'agit du rejeton d'un journaliste engagé - donc du fils d'une classe considérée comme aisée, ayant accès au savoir. L'auteur le démontre par certains éléments parlants: Yondo se balade en tout temps avec un exemplaire du roman "Au coeur des ténèbres" de Joseph Conrad, il s'improvise enseignant auprès de l'un de ses confrères soldats, et il est empreint de culture française parce qu'il est un fidèle du Centre culturel français. Cela, sans compter que Yondo est romancier, comme plein de Français. Ce qui le place quelque part entre la culture locale et la culture occidentale, et lui donne un profil d'intello peu aimable pour ses compatriotes, souvent analphabètes... sans pour autant lui offrir une place suffisamment privilégiée du côté des occidentaux présents en Sierra Leone.

 

Résultat: apprenti privé de la destinée d'un lettré dans son pays, trop instruit pour complaire à une armée d'enfants auxquels la kalashnikov et la drogue servent d'abécédaire, il n'est à sa place nulle part. La vie ne lui a pas laissé le temps de trouver la sienne par une voie académique. Enrôlé dans l'armée d'enfants soldats du RUF, il suit globalement une filière "facile" d'intégration à la faction, sans épreuves homicides, qui crée des jalousies - cela, parce que le grand chef, Mosquito, a repéré ses capacités intellectuelles. Ce qui lui vaut la jalousie de ses collègues qui ont, eux, dû passer par des épreuves terribles, pas forcément souhaitées et délétères pour eux-mêmes - ils en sont conscients. 

 

Pas à sa place à l'armée, délogé d'une vie tranquille, Yondo n'a plus qu'une solution, creuser son trou tout seul. Dès lors, son départ à la course, en fin de roman, peut être interprété sans peine comme lla métaphore d'un premier pas vers une recherche de soi, outrageusement libre, enfin autorisée par l'armistice: "J'ai couru à perdre haleine, en riant, en pleurant, bien décidé à ne plus me laisser rattraper par le diable qui sait si bien se déguiser, couru, oui, à en crever, à m'user les pieds, avec cette idée fixe, ne jamais m'arrêter avant d'atteindre la muraille de Chine..." (p. 255).

 

Une guerre inhumaine

C'est que l'auteur n'a pas son pareil pour montrer le côté inhumain de la guerre civile qui frappe la Sierra Leone pendant plus de dix ans. Il sait étonner le lecteur francophone, le secouer dans ses certitudes bien tranquilles en développant des péripéties d'une rare violence: enfants qui tuent leurs parents pour sauver leur peau, femmes violées, jeunesse droguée et inconsciente, grossièrement manipulée, rien n'est épargné. La noirceur de l'âme humaine culmine peut-être au moment où les personnes que le journaliste a prises sous sa protection s'emparent sans façon de son logis, après sa mort - à la manière de rapaces, avides de vin de Bordeaux et de robes chics.

 

L'horreur tourne parfois au procédé, et c'est une limite de ce roman: le lecteur sent venir, dans l'épisode qui relate la rencontre du narrateur et de son alter ego avec une femme enceinte, le tragique épilogue, mortel pour ladite femme. C'est qu'à force de tuer tout espoir, l'auteur devient parfois un peu prévisible... même si le lecteur est prêt à croire que tout est possible dans le cadre d'une guerre civile, y compris et surtout le pire.

 

Reste que ce pire, et le lecteur en est conscient, réside dans la mise en scène d'enfants soldats, armés, tuant sans états d'âme, drogués pour avoir plus de courage, mangeant de l'homme quand il le faut - donnant au titre de ce roman, "Les anges cannibales", un sens étrangement concret: chers petits anges qui mangent de la chair humaine...

 

Une vision hostile du Blanc

Et puis, l'auteur profite de son personnage principal, un Sierra-Leonais bon teint, "noir du sol au plafond", pour construire un point de vue peu flatteur sur les Blancs qui osent se pointer en Sierra Leone. Ce point de vue est plutôt hostile... témoin en est le terme de "toubab", systématiquement utilisé ici dans un contexte hostile au Blanc.

 

C'est presque devenu un cliché, et en lisant "Les anges cannibales", je pense à "Déroutes" de Laure Lugon Zugravu: le coopérant occidental blanc est une arsouille. L'auteur n'hésite pas à montrer ici un certain Désiré, coopérant français, certes prompt à spolier la famille de Yondo (en lui empruntant des sous et, plus grave, en engrossant la fille mineure, Félicité...), mais peu empressé dès lors qu'il s'agit de donner un coup de main à un Yondo en perdition. En écho au personnage du coopérant, se trouvent les "libérateurs" (curés, diplomates, fonctionnaires internationaux...) qui arrivent en fin de récit, au moment de l'armistice, à la manière d'une cavalerie qui débarquerait au moment où le combat serait joué pour l'essentiel.

 

Dès lors, le lecteur, héritier de ce fameux "sanglot de l'homme blanc" (pour reprendre le mot de Pascal Bruckner), peut être tenté de prendre position contre les Blancs dans leur ensemble, vus en bloc par Yondo comme un ramassis de richards qui viennent se mêler de les affaires de Sierra-Leonais qui ne leur ont rien demandé. Mais si le lecteur est Blanc, n'est-il pas tenté de se révolter contre une vision aussi outrageusement généralisatrice? Cela, d'autant plus que les locaux sont présentés comme une équipe de va-t'en-guerre impitoyables, prompts à se manger entre eux. L'auteur renvoie dos à dos le Blanc et le Noir, en leur posant deux questions difficiles: au Blanc: "Que fais-tu en Afrique, en tant que colon et qu'ex-colon?"; et au Noir: "A présent que le Blanc est parti et t'a laissé libre, que fais-tu de ta liberté?".


Reste que du point de vue narratif, qui constitue la surface la plus visible du roman, "Les ange cannibales" roule à merveille, sur un style viril et vigoureux qui mise sur des recettes éprouvées: des phrases courtes, une ponctuation omniprésente où le point d'exclamation domine, une saine alternance entre les dialogues qui claquent et les épisodes plus lancinants, écrits en longs paragraphes. Les recettes sont classiques, éprouvées; mais l'ambition de dépeindre des situations extrêmes exige de recourir à quelques procédés également extrêmes. Dès lors, l'auteur propose ici à son lectorat un roman fort, violent, dont le style est en parfait accord avec son rude propos.

 

Jean-Claude Derey, Les anges cannibales, Monaco, Editions du Rocher, 2004.

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commentaires

L
Ah bonne idée, tu lui demandes et tu me l'envoies ?
D
<br /> <br /> C'est chose faite. Donc, affaire à suivre de près!<br /> <br /> <br /> <br />
L
Le Derey de Papoua ? ça me tente bien !
D
<br /> <br /> Oui, "Le" "Derey" de "Papoua"!<br /> J'ai par ailleurs constaté que tu avais déjà manifesté ton intérêt pour "Les Anges cannibales" chez Cécile - qui m'a du reste prêté son exemplaire. Il faudrait qu'on s'entende pour le faire<br /> voyager, si elle n'y voit pas d'inconvénient.<br /> <br /> <br /> <br />

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