Fallait-il nommer ce roman "La
Salle d'attente"? L'écrivain suisse Marie-Jeanne Urech fait d'un tel lieu le point de départ d'un roman totalement onirique, aux ambiances volontiers nocturnes. Ni plus ni moins... mais
l'essentiel n'est pas là.
Rappel des événements relatés dans cet ouvrage: une jeune femme nommée Lucille attend le bus dans une salle d'attente assez glauque et, pour tout dire, dépourvue de toute poésie. C'est là
qu'entre un certain merveilleux moderne, par le biais d'une vieille dame qui mange du chocolat - cela conduit Lucille vers un petit monde où tout ne se passe pas comme d'habitude...
Peu poétique, le point de départ? La salle d'attente est glauque, c'est entendu. Mais dès les premières pages, les aiguillages du récit sont placés. Dans le froid, Lucille a le nez qui coule; les
gouttes qui tombent sur le béton prennent l'allure de fleurs. D'emblée, l'auteur impose son goût de la métaphore. Elle intègre par ailleurs dès le début une constante: celui des liquides,
corporels ou non: morve, vomi, pluie, chocolat fondu. Or, dans l'univers que peint l'auteur, le chocolat joue en effet le rôle constant du produit défendu, presque un stupéfiant, auquel on prête
des effets peu désirables mais que tout le monde souhaite consommer.
Et c'est par un boyau pour ainsi dire humain que Lucille arrive dans un petit monde clos. L'auteur réinvente ainsi le "locus" de l'endroit d'où l'on ne peut pas partir - sans pour autant le
prendre pour prétexte à raconter des histoires. Lucille s'ennuie un peu au village - et cela se ressent dans un récit où les principaux événements touchent au quotidien: la qualité de la
nourriture, le métier de croque-mort de ceux qui hébergent Lucille en attendant le bus (qui ne viendra pas... ou viendra, mais Lucille le manquera), la météo (lunatique). La vie chez le
croque-mort constitue le fondement de la description d'une famille presque normale.
Et puis, il y a toutes ces personnes âgées, tous ces vieux, porteurs de pancartes présentant d'autres personnages. L'auteur peint-elle un monde où les aînés sont obligés de travailler pour,
simplement, survivre? On peut le voir ainsi. Mais il y a aussi une certaine tendresse dans la peinture de ces porte-voix qui s'amusent à brouiller les cartes dès que l'occasion leur en est
donnée: où se trouve l'hôtel? Lequel? Ludique, l'auteur s'amuse à générer tous les noms d'hôtel possibles à partir du nom "ICAR".
On peut aussi voir là une métaphore de l'existence humaine: les chemins ont leur importance (celui du village, celui de la gare, celui du cimetière), Lucille est hébergée par celui qui s'occupe
des morts et, à ce titre, semble régner sur toute la population du village où elle échoue. Cela, sans compter les impondérables (canicule, intempéries) et l'information qui ne circule pas (un car
passe, que Lucille aurait dû prendre mais qu'elle manquera parce qu'elle n'est pas informée), ni les liquides - l'eau est source de vie, les liquides corporels sont là tant qu'on n'est pas mort.
Sous des dessous parfois presque enfantins, l'auteur réalise ainsi une fort belle fresque de sa vision de l'humanité, à la fois sombre et malgré tout souriante, et toujours pleine de tendresse et
d'esprit.
Marie-Jeanne Urech, La Salle d'attente, Vevey, L'Aire, 2004.