Lit-on encore Jean-Edern Hallier aujourd'hui? Né en 1936, décédé en 1997 d'une chute à vélo qui aurait pu être un assassinat selon certains observateurs, ce provocateur a laissé une oeuvre romanesque d'une envergure certaine, tant en quantité qu'en qualité. Et c'est après avoir jeté pas mal d'yeux çà et là dans les librairies d'occasion que j'ai fini par dénicher, il n'y a pas si longtemps, son roman "Le grand écrivain", écrit en 1967 entre la Sardaigne et le Finistère et publié dix ans plus tard aux éditions Sagittaire.
"Maman, je serai un grand écrivain", lance le narrateur (qui pourrait se confondre avec l'auteur) après quelques lignes de récit. Encore enfant, cela lui vaut de sentir sur lui des regards plutôt condescendants de la part de ses proches - d'autant plus qu'écrivain, il se destine à la... poésie. Cette vocation d'écrivain est cependant pleinement assumée, envers et contre tous - et Dieu sait que certaines promesses d'enfance peuvent être sérieuses pour celui ou celle qui les prononce. Reste que ses parents destinent le narrateur à une impossible carrière militaire. La poésie, dès lors, est-elle une manière d'aligner des mots comme on aligne des soldats au combat? On conçoit que, pour choquante qu'elle soit, l'image n'est pas dénuée de pertinence, tant il est vrai que dans les deux cas, on ordonne un matériau en vue d'obtenir un effet précis. La poésie peut-elle, dès lors, être perçue comme une forme de défense, de refuge?
En tout cas, elle ouvre ici la porte à un univers volontiers onirique dans lequel le lecteur pourrait se perdre parfois. L'auteur est balancé entre Alice, personnalité recréée par l'écrit alors qu'elle n'existe pas (morte?), et Claire, qui existe bel et bien mais que le narrateur perd après une brève étreinte. Seul le rêve, ou la poésie justement, permet de les retrouver - dans des situations étranges et volontiers provocatrices, comme ce songe érotique morbide mettant en scène des officiers SS et la mère du narrateur, sans parler de ses deux égéries absentes, entre les seins desquelles coule le champagne. Face à ces êtres absents, on a l'impression que le poète est condamné à gérer sa solitude.
Impression redoublée par une prose du "je", pleinement introspective, faite de phrases souvent si longues qu'elles paraissent être autant de tentatives désespérées d'embrasser l'absolu. Peu importe le sens des mots, finalement: la poésie est musique, et ici, celle-ci naît de l'épaisseur même du texte, épaisseur encore accentuée par l'absence de division du récit en chapitres. Cela n'empêche pas les variations de couleurs. Et c'est à la manière d'un patchwork que l'auteur intercale des notes de journal ou de cours, ou des répliques signalées par une ponctuation minimale qui les fait ressembler à autant de cris interjetés dans le propos du narrateur.
Cela, sans oublier les références et réminiscences, nombreuses, à la grande poésie - ou du moins à celle qu'un certain système, petit-bourgeois peut-être, considère comme telle. Car la grandeur résulte aussi, surtout du regard des autres. Ainsi se dessine, comme en un flou artistique, la naissance et le développement d'une vocation. Mais le grand écrivain ne mérite-t-il pas mieux que d'être le simple copiste de la bibliothèque bien rangée et classée de ses parents?
A la fois riche et déconcertant, "Le grand écrivain" est donc un roman à part, particulier et ambitieux, puissant mine de rien, exigeant une lecture attentive, et qu'on aurait tort de trop vite oublier...
Jean-Edern Hallier, Le grand écrivain, Paris, Sagittaire, 1977.
Site officiel: http://www.jean-edern.fr.
Lu dans le cadre du "Challenge nécrophile", catégorie "mort dans des circonstances particulières".