"J'imagine que je ne suis pas le bienvenu...": telle est la première réplique du personnage de Dust dans "Dust", roman de l'écrivain suisse (valaisanne) Gwénaëlle Kempter. Et comment mieux nommer celui qui, tout au long de ce roman aux arômes de western, remettra en question, par sa simple présence, l'existence bien réglée du ranch du Montana où vit son vétérinaire de frère, nommé Karim, son épouse Moira et ses trois enfants? Et quoi de mieux qu'un grain de poussière dûment nommé pour lancer une intrigue romanesque?
Pour son deuxième roman (après "Le Maître-Loup", dont j'ai parlé ici même), l'auteur reste fidèle à l'un de ses thèmes de prédilection: la nature, perçue de manière romantique comme dominatrice d'un être humain tout petit face à sa puissance. Mais alors que la froideur et l'hostilité de la nature traversaient "Le Maître-Loup", imposant une prose âpre, "Dust" est marqué par la chaleur des relations humaines, de quelque nature qu'elles soient, positives ou négatives: amour familial, liens fraternels difficiles, jeux de séduction, liens familiaux et amicaux (ou non). Cette chaleur constitue un contrepoint judicieux avec la description de rigoureuses scènes hivernales (tempêtes de neige, blizzard).
La peinture d'une nature omniprésente et de paysages ruraux guide par ailleurs le lecteur vers un retour aux choses essentielles: les liens interpersonnels. Je l'ai dit, ceux-ci sont d'une grande diversité, avec en point de mire les plus importants d'entre eux: les relations familiales. Karim, vétérinaire qui a "réussi", et Dust, cow-boy précaire jaloux de son indépendance quitte à en payer le prix, sont deux frères que tout sépare; pourtant, l'auteur parvient, en montrant leurs gestes et comportements plutôt qu'en disant les choses, à dépeindre la difficile évolution d'une relation. Dans "Dust" plus qu'ailleurs, en effet, l'amour fraternel n'a rien d'une évidence. On sait que Dust, "l'homme qui murmure à l'oreille des chevaux", est un homme totalement libre; Karim, quant à lui, est un personnage qui cherche à tout prix à arrondir les angles (souvent, on le voit renoncer à argumenter), à éviter les conflits pour préserver son mode de vie - quitte à accepter des choses qui l'humilient au plus haut point - et à passer pour un lâche.
Relations entre frères, donc relations entre hommes... et là, l'auteur marque des points. Elle a compris que les hommes ont parfois besoin de peu de mots pour se comprendre entre eux, et recrée cette caractéristique tout au long de "Dust". Le résultat, c'est une approche virile toujours empreinte de pudeur. Une pudeur d'autant plus étonnante, dans le sens le plus positif du terme, qu'elle touche à des sujets sociaux difficiles: le cocufiage, mais aussi l'homosexualité et la bisexualité, la paternité pas forcément voulue et le sida - ces deux derniers éléments étant assumés par Jason, le fils de Karim, dont la vocation de cow-boy le rapproche de Dust.
Quant à l'onomastique, j'en ai déjà noté l'importance en signalant le sens crucial du prénom "Dust", diminutif de Dustin. Signifiant "généreux, noble, bien né", le prénom de Karim, a priori étrange dans un contexte américain, trouve lui-même son sens: généreux, il offre l'hospitalité, ce qui est un acte noble; bien né, il mène une vie confortable. L'auteur profite des potentialités de l'onomastique pour nommer tous les animaux qui peuplent son roman: chevaux, chats, chiens - et leurs noms seront parlants pour les lecteurs qui maîtrisent l'anglais... ou connaissent la culture amérindienne. Dans une démarche similaire, chaque nom d'animal renvoie à l'une de ses caractéristiques, ce qui est manifeste avec les nombreux noms des animaux qui hantent ce roman. En nommant ces êtres avec soin, l'auteur leur donne un statut quasi humain - confirmé par la nature des relations qu'ont certains personnages humains (en particulier Dust) avec eux. Souvent, l'auteur installe une dynamique d'égal à égal, l'homme domesticateur devant assumer ses responsabilités. Dans un tel contexte, qui revêt quelques traits de la symbiose entre animaux et humains, les personnages secondaires qui ne prennent pas soin de leurs bêtes sont systématiquement montrés sous un jour antipathique.
Revisitant à sa manière le genre populaire du western, l'auteur propose donc ici un roman sensible et pudique, à la fois moderne et intemporel, dont certaines pages peuvent faire penser au film "Brokeback Mountain" d'Ang Lee. Et si les rodéos, les beuveries, l'élevage et les femmes courtisées ont leur place dans les pages de "Dust", ces éléments cèdent la priorité aux relations humaines, à la vie de famille, à l'humanité et à sa responsabilité envers les animaux. A l'essentiel, donc.
Gwénaëlle Kempter, Dust, Lausanne, Plaisir de lire, 2012.
Lu dans le cadre du défi Littérature suisse.