Un cadavre, quelques fines cannes à pêche tenues par une poignée de bons amis qui passent un week-end entre hommes sur les rives de la Loue, du côté d'Ornans, patrie de Courbet - et, en clé de voûte, un écrivain qui les accompagne, les observe et les dépeint. Tels sont, dans le désordre, les ingrédients de "Ne pousse pas la rivière", roman de Jacques-Etienne Bovard.
Les états d'âme d'un écrivain
En effet, tout indique que les premiers éléments ici mentionnés sont utilisés par l'auteur comme un prétexte captivant exposer, en toute liberté, des réflexions sur le statut, la vie et les états d'âme d'un écrivain - nommé, en l'espèce, Philippe Sauvain. Un alter ego de l'auteur de "Ne pousse pas la rivière"? Rien ne permet de l'affirmer formellement, même si la précision de l'introspection laisse penser que l'auteur partage son propre vécu. En revanche, ce sujet, omniprésent, est introduit dès le début, qui fait se côtoyer la vigueur des débuts et l'angoisse de la page blanche: "J'ouvre ce cahier comme on empoigne quelqu'un par la cravate - et devant qui on ne sait soudain plus que dire."
C'est donc en observateur agissant que l'écrivain est dépeint par l'auteur. Agissant, dans la mesure où, repéré par un banquier richissime, prodigue et exubérant nommé Max Reuth, il se trouve invité à un week-end de pêche à la mouche sur les rives de la Loue - ce qui l'amène à lire et à pêcher. Observateur, dans le sens où il regarde ses compagnons d'occasion agir. Mais ce statut le condamne à rester toujours, un peu, une pièce rapportée qui ne participe pas pleinement à ce qui se trame, au contraire d'autres personnages, qui réagissent avec violence aux soupçons qui pèsent sur Max à la suite d'un décès trouble dans sa propriété.
Un prétexte de roman policier
Ce décès est un prétexte, un MacGuffin typique qui fait courir le lecteur... mais qu'il est bon! Planter un cadavre dans un récit lui donne assez facilement la tension d'une intrigue policière. Ces tensions, l'auteur va en jouer à fond en dépeignant avec soin le caractère des agents de police, patelins, faussement aimables ou franchement autoritaires. Compte tenu des circonstances, Max est le premier soupçonné: sa violence aurait-elle été excessive, un soir de fureur bien imbibée et d'insupportable canicule (l'action est située en 2003)?
Tension également autour d'un fait divers qui va mettre à l'épreuve une amitié virile qu'on aurait crue indéfectible: chacun va réagir selon sa partition, comme dans un quatuor à cordes (et l'image est utilisée, en écho au septième quatuor de Shostakovich qui provoque la rencontre entre Max Reuth et Philippe Sauvain), et la durée d'un livre ne sera pas de trop pour rabibocher tout le monde.
Les ingrédients d'une ambiance
Ce roman marie l'introspection de l'écrivain et les épisodes les plus calmes ou les plus fous, grâce à des personnages bien caractérisés: un cuisinier défiguré à vie, un banquier, un écrivain et un facteur de clavecins qui fume des joints. Joints? L'auteur ne lésine pas sur les psychotropes pour donner à ses ambiances un supplément de folie, et l'alcool, mêlé à un souci du détail proprement hallucinant, donne en particulier un surcroît d'exubérance au récit. Ce cocktail atteint sans doute son point culminant lors de la scène d'anthologie où l'écrivain, Philippe Sauvain, relate un fou rire qui le prend alors qu'il partage moult whiskies avec Max, qui lui explique, dans une chambre d'hôtel, les ficelles de la pêche à la mouche.
Ambiance également lorsque l'auteur intègre massivement des éléments culturels tels que la musique classique (il y a un facteur de clavecins, mais de nombreuses pièces classiques sont citées, d'ambiances diverses), la littérature (Philippe Sauvain lit Guy de Maupassant à haute voix, et les récits du génial nouvelliste trouvent des échos dans "Ne pousse pas la rivière") et la peinture, grâce à l'omniprésence d'un certain Gustave Courbet. Tout cela compose un roman riche en détails, à la texture dense et serrée, propre à séduire les amateurs d'introspection comme ceux qui préfèrent les grands emportements. Car il se passe plein de choses derrière le calme apparent de l'activité du pêcheur...
Jacques-Etienne Bovard, Ne pousse pas la rivière, Orbe, Bernard Campiche, 2006.
Lu dans le cadre du défi Littérature suisse.