Roman, lu par Alice, Belledenuit, Canel, Cathulu, Clara, Keisha, Marilyn.
Suivez l'ours, et vous passerez à côté d'une partie du roman: telle est la fallacieuse invitation soufflée par le titre du roman "L'Eté de l'ours" (The Summer Of The Bear) de Bella Pollen. Les éditions Belfond en ont publié une traduction française solidement construite par Florence Bertrand, et c'est une lecture qui en vaut la peine - d'autant plus que pour le lectorat francophone, il s'agit d'une sorte de découverte. "L'Eté de l'ours" est, en effet, le premier roman de l'auteur traduit en français.
C'est que les ingrédients sont nombreux et apparemment antagonistes: vie aux Hébrides contre diplomatie, guerre froide contre tentatives de vie de famille, tensions familiales contre amour entre mari et femme, loyauté familiale contre trahison d'Etat. Pour assurer une cohésion à ces éléments, l'auteur use d'un leurre, un McGuffin comme dirait l'autre: elle place un ours sur la minuscule île des Hébrides où l'action se déroule. Ours mystérieux: existe-t-il, ou pas? Personne ne l'a vu, tout le monde en parle, c'est un peu l'Arlésienne du roman. Le lecteur va être amené à s'y intéresser...
... et ce faisant, il s'attachera au personnage de Jamie, fils de Letty, un enfant "différent", comme qui dirait. Dans une démarche qui a tout du "show not tell", l'auteur suggère qu'il est un peu handicapé, ou attardé, sans jamais le dire franchement - ce qui entretient un certain doute chez le lecteur, mal pris entre l'idée de considérer Jamie comme un idiot ou un génie. Le refus d'une qualification qui pourrait être considérée comme dévalorisante laisse à ce personnage l'occasion d'affirmer, sans a priori, sa part de vérité - qui touche à la transcendance: et si l'ours était la réincarnation de son défunt diplomate de père? L'auteur suggère par ailleurs, çà et là, qu'une communication s'installe entre "Jamie qui, seul entre tous, a vu l'ours" et l'ours lui-même. Et puis, le lecteur ne peut s'empêcher de penser qu'un enfant et un ours, vrai ou en peluche, ça va bien ensemble. Bref, le couple fonctionne.
Ceux qui préfèrent un regard plus adulte délaisseront cette approche un peu trop directe pour être honnête pour essayer de répondre, page après page, à la principale question posée par ce roman: qu'est-ce qui a poussé Nicky, le fameux diplomate, à un trouble suicide? Peu à peu, se dessine ici un dilemme qui a tout de celui d'Antigone: faut-il obéir à la raison d'Etat ou donner, ne serait-ce qu'une fois dans sa vie, la priorité aux siens - bref, laisser parler son coeur? Dans le contexte de guerre froide qui constitue l'arrière-plan de ce roman campé dans les années 1970/80, il est assez facile à l'auteur de camper un personnage fidèle à la fois à la Couronne britannique et à sa famille - et, partant, à construire un dilemme insoluble et indicible qui touche simultanément au secret défense et au secret de famille. Lequel est le plus lourd?
Ce roman comporte un troisième niveau, plus fouillé encore: celui de la radiographie des rapports existant entre les membres d'une famille de cinq personnes - un père, une mère, deux filles et un garçon. Le lecteur sera ici impressionné par la différenciation faite par l'auteur entre chaque membre de la famille, mais aussi par les interactions tendues, fortes, que cela autorise, dès les premières pages du roman - qui attirent l'attention sur l'animosité de la peste Alba envers son frère Jamie, évoqué plus haut. Cela, sans oublier Georgie, apparemment plus romanesque (alors que sa soeur a les pieds bien sur terre, de manière parfois un peu trop mécanique), qui va découvrir l'amour au fil des pages. Enfin, il n'est pas évident, pour Letty, de découvrir que son Nicky de mari a, lui aussi, dû choisir entre l'Etat et les siens dans le cadre de sa mission diplomatique en Allemagne. Ces interactions, l'auteur les présente dès les premières pages en serrant tout le monde dans une antique Peugeot 404: rien de tel qu'un voyage familial en voiture pour faire ressortir la substantifique moelle des caractères de chacun des passagers.
Et si la guerre froide constitue le contexte planétaire de ce roman, celui-ci est également marqué, en contrepoint, par le regard très local que l'auteur porte sur les habitants d'une île. Ceux-ci sont dépeints avec le souci de leur offrir, à tous, au moins un trait de personnalité distinct: alcoolisme teinté de malice, maniaquerie comptable, complexes liés au statut de secondo, excentricités diverses, etc. C'est là que l'auteur arrive à apporter à un récit qui aurait pu être simplement dramatique une petite touche d'esprit, voire d'humour, qui apporte à ce roman une saveur particulière et unique. Le tout, sur un fond sauvage, dépeint avec un vocabulaire riche et précis, qui tranche avec l'ambiance feutrée des représentations diplomatiques.
Alors... préférez-vous les tanières des ours ou les ors des ambassades? Construit en plusieurs strates permettant à chaque lecteur de construire son histoire à partir d'éléments qu'il assemblera à sa manière personnelle, ce roman s'adresse à un public large; chacun devrait donc y trouver une porte d'entrée. Et puis, pour convaincre les indécis, n'oublions pas que Jamie a, au sens le plus littéral comme le plus figuré, un coeur gros comme ça.
Bella Pollen, L'Eté de l'ours, Paris, Belfond, 2012, traduction de Florence Bertrand.
Merci aux éditions Belfond et à Babelio pour l'envoi et le partenariat!
Le site de l'auteur: http://www.bellapollen.com/