Imaginez un monde futuriste oppressant où tout est contrôlé, surveillé, fliqué, plus ou moins avec la
complicité d'une opinion publique suffisamment amollie pour être consentante. Le Sarkoland dans vingt ans? Le stalinisme porté à ses dernières extrémités? La tyrannie du marché
tout-puissant? Le grand retour de Gattaca? Telles sont les idées directrices, éminemment proches d'une certaine actualité, du recueil de nouvelles collectif "Ceux qui nous veulent du
bien", sous-titré "17 mauvaises nouvelles d'un futur bien géré", qui vient de paraître aux éditions La Volte. Vous sentez-vous fliqué, ici et aujourd'hui? C'est que vous n'avez encore rien vu.
Vous avez lu "La tyrannie technologique", paru aux éditions L'Echappée? Vous serez alors proche de certaines idées mises en évidence par ce livre. Les auteurs des nouvelles de ce
recueil, jeunes débutants ou écrivains chevronnés (ou trouve la trace de Philippe Curval ou d'Ayerdhal, côtoyant Sébastien Cevey ou Gulzar
Joby), ont de l'imagination à revendre pour concevoir des utopies où l'on ne peut rien cacher et où la technologie est toute-puissante, jusque dans ses plus graves dérives.
La première nouvelle, "Echelons", signée Thomas Day, annonce d'emblée la couleur en campant un univers inquiétant, sans pour autant fermer la porte à l'optimisme. Née prématurément, la fillette qui est ici mise en scène a d'emblée un contact quasi maternel avec les machines (couveuses, etc.): difficile de croire à sa viabilité, d'autant plus que l'auteur, pour bien asseoir son affaire, rappelle de manière clinique que "cinquante pour cent des enfants qui naissent avant la vingt-septième semaine sont morts-nés ou condamnés à très courte échéance". Face à la relative démission de parents qui n'y croient plus guère (surtout le père, rapidement éjecté de l'histoire d'ailleurs... provisoirement), le lien tressé entre la prématurée et la couveuse a quelque chose de terrible: pour ainsi dire, la machine devient un second parent, substitut du père aux côtés de la mère, qui va exploiter plus tard le talent qu'a sa fille de communiquer avec les systèmes informatiques (pour vider un Bancomat, par exemple...). Cela, d'autant plus qu'il suggère, en filigrane, que les parents ont le droit de vie ou de mort sur leur enfant, même s'il est né. La fillette est aveugle? L'auteur exploite là le filon classique de l'humain qui, parce qu'il est aveugle, voit des choses que le commun des mortels, voyant, ne perçoit pas. Pertinent, cependant: si le sens de la vue fait défaut à la fillette, celle-ci a le don de communiquer avec les machines.
Les nouvelles ici rassemblées posent toujours des questions de société, en prenant l'exemple d'une histoire particulière présentée comme une parabole. Gageons que plus d'un auteur a pensé à Philip K. Dick et en a retenu les leçons: cet auteur pose lui aussi, mine de rien, des questions de société dans des recueils comme "Paycheck" - dont l'esprit est étrangement proche de ce collectif. Certains de ses auteurs n'hésitent pas à emprunter certaines des astuces de Philip K. Dick. On pense à "Spam" de Jacques Mucchielli, nouvelle rythmée par les publicités - comment ne pas penser à "Ubik", qui recourt au même procédé pour intriguer et rythmer? Le même roman, qui imagine du mobilier qui se fait rémunérer ses services, a dû suggérer l'idée des bancs payants (et qui le font savoir) à Gulzar Joby dans "Remplaçants", une de ces nouvelles qui ouvrent des fenêtres dans le monde totalitaire...
... il est agréable, en effet, de s'installer dans la cabane d'enfants très "Tom Sawyer" que Gulzar Joby met en scène - une cabane où des enfants veulent vivre, comme de vrais gosses, plutôt que de jouer le rôle que leur impose une société devenue trop lourde à vivre: à quoi bon jouer du piano si, pour percer, il faut en passer par des opérations invraisemblables pour avoir des articulations plus rapides pour broyer de l'ivoire? Cette lucarne vers autre chose est également l'objet de "Un spam de trop" de Philippe Curval, qui met en scène un personnage qui a trouvé "l'" endroit où il est à l'abri de toute surveillance technologique - ce qui est présenté comme un rêve. Bémol à la nouvelle? Une question de décor, simplement, mais qui fait cliché; selon l'auteur, le havre en question se trouve en Lozère - qui est, déjà aujourd'hui, trop souvent perçu comme l'un des départements les plus reculés de France. Havre également, moins localisé donc plus intéressant, dans "Le point aveugle", ultime nouvelle du récit, au titre transparent et à la prose remarquablement poétique, écrite en anglais par Jeff Noon et traduite par Marie Surgers.
Poésie? Force est de constater que les mythes d'autrefois inspirent également les auteurs de science-fiction de ce recueil. "Annah à travers la Harpe" d'Alain Damasio est, à ce titre, une remarquable tentative de revisiter le mythe d'Orphée, à travers la destinée d'un père qui aimerait retrouver sa fille morte dans un accident. Les leurres qu'il trouve sur sa route sont-ils une métaphore de ceux, d'ordre publicitaire ou bassement matériel, qui nous empêchent, nous lecteurs, de viser l'essentiel?
La représentation de l'avenir permet, enfin, quelques dérives audacieuses. On pense à la fin d'une intelligence humaine tant soit peu créative, si incroyable que les super-héros qui la décèlent n'arrivent plus à l'identifier comme telle ("Ghost in a supermarket d'Eric Holstein"), aux consultants sans âme de "Paysage urbain" d'Ayerdhal, aux inventions verbales qui sont la richesse de "Des myriades d'arphides" de l'auteur suisse Sébastien Cevey, ou, à plusieurs reprises, à la mise en scène d'un personnage qui joue le rôle de grain de sable dans un totalitarisme présenté comme trop bien huilé, à l'instar du procureur de "Trajectoires" de Danel, qui comprend un peu tard que le système dont il a la charge a une marge d'erreur trop importante.
La recréation d'univers, éventuellement utopiques, est certes l'un des traits fondateurs de la science-fiction. Ce recueil ne sort pas de cette dynamique utopiste, d'autant plus que le sujet proposé aux auteurs s'y prête. Reste que le lecteur y trouve des sensibilités diverses, rendues vivantes par des plumes globalement bien affûtées, tenues par des auteurs observateurs et soucieux d'apporter un regard neuf. Le tout, sous l'égide de la Ligue des droits de l'homme, dont le secrétaire général, Dominique Guibert, a signé la préface de ce livre.
Collectif, Ceux qui nous veulent du bien, Clamart, La Volte, 2010.
Lu dans le cadre du Pour-cent littéraire.
Merci aux éditions La Volte et à Babelio pour l'ouvrage et pour le partenariat!
A lire également: Cédric Biagini, Guillaume Carmino, Celia Izoard, Pièces et main d'oeuvre, La tyrannie technologique, Paris, L'Echappée, 2007.