Lecture commune avec Albertine, Exxlibris, Florel, Melisende, Petitepom, Révélation.
Lu par Bouquineuse, Farfadette, Journal-lectrice, Latite, Livres-Lectures, Livresse, Rat de bibliothèque, Well-Read-Kid.
Alors que la fonction d'empereur est dévolue à un homme dans la Chine historique, on mesure ce que le titre "Impératrice" du roman de Shan Sa a d'unique. Cette singularité est le reflet de la destinée exceptionnelle de Wu Zetian (625-705), femme issue de milieux modestes qui sera propulsée, au fil des méandres et circonstances de son existence, vers la plus haute fonction que réserve l'Empire du Milieu, jusqu'à être la seule femme à avoir fondé une dynastie durant les 2000 ans que dura l'Empire.
Relaté à la première personne, le récit suit de manière linéaire l'existence de l'impératrice, presque de sa naissance jusqu'à après son décès - comme si la narratrice, même morte, pouvait continuer à parler, un talent que son statut quasi divin d'impératrice doit lui conférer. Une grande importance est ainsi accordée au temps qui passe, aux ères qui défilent, aux années de vie qui s'écoulent et sont régulièrement rappelées, comme quelque chose qui dépasse la première femme du pays. Cette transcendance est aussi exprimée par l'importance accordée au cosmos, régulièrement évoqué (Lune, Soleil, astres) et à la nature (montagnes au caractère sacré, en particulier) afin de rappeler que toute grandeur humaine est infime à l'échelon de l'univers.
La mort est omniprésente également; à son tour, l'impératrice transcende tout le monde des mortels et ses ordres n'ont pas à être discutés. Cela vaut pour les condamnations à mort, si arbitraires qu'elles soient, et face auxquelles il faut garder la face. Ainsi est dévoilée une femme excessivement dure, faisant régulièrement passer la raison d'Etat avant ses propres sentiments, qu'ils soient de pitié ou d'amour, ou ses liens familiaux. Femme de pouvoir, femme d'isolement donc: l'impératrice fait le vide autour d'elle, littéralement. Et c'est finalement en autocrate qu'elle aborde sa fonction. Ainsi se dessine une conception dure, inflexible du pouvoir.
Au-delà de la personne de l'impératrice, ce roman dépeint avec art la société chinoise d'alors, avec toutes ses rigidités (bonnes manières, etc.) et complexités (titres des personnages, hiérarchies précises et touffues où chacun doit tenir sa place). La raideur d'une société présentée comme figée se reflète dans le choix d'une langue éminemment académique, d'une grande pureté mais aussi d'une certaine froideur - froideur nécessaire, cependant, pour recréer la voix de l'impératrice, mais rachetée par une indéniable poésie.
Et derrière cette rigueur de façade, se cache une société dépravée. Dépravation à laquelle l'impératrice elle-même participe, alternant partenaires masculins et féminins sans complexe. Cette relativité des genres et des sexes semble trouver son écho dans la traduction française des noms des personnages les plus proches de l'impératrice (Petit Trésor, Rubis, Sagesse, etc.) - sans que le genre du mot en français préjuge du sexe du personnage ainsi nommé, ce qui peut dérouter. Et puis, il y a les complots, les intrigues de palais...
Avec ses forces et ses travers, la narratrice incarne ainsi le pays qu'elle dirige - comme si elle était celui-ci. C'est donc le portrait d'un vaste empire que le lecteur est convié à découvrir à travers les 440 pages fascinantes d'"Impératrice".
Shan Sa, Impératrice, Paris, Albin Michel, 2003.
Photo: Daniel Fattore. Qui peut me dire exactement ce qui est écrit sur la cravate?