Barack Obama ou Mitt Romney? A l'heure où j'écris ce billet, le monde entier s'interroge sur l'issue des élections qui donneront aux Etats-Unis un président légitime pour les quatre années à venir. Et comme il arrive encore à ce blog de coller fièrement à l'actualité, j'ai pris le temps de lire, ces derniers jours, "American Spleen" d'Olivier Guez.
Ouvrage signé d'un journaliste français, il s'agit d'une plongée au coeur d'une Amérique qui, sans se l'avouer, a le spleen, au sens fort, baudelairien du terme. Paru au début 2012, bouclé le 22 novembre 2012, cet ouvrage n'a pas pu tenir compte des tout derniers développements de l'actualité. Mais il offre un sombre voyage dans le monde désenchanté des déçus de l'Amérique et de l'Obamamania.
Les rencontres avant tout...
Et des déçus, le lecteur - et l'auteur avant lui - va en rencontrer plus d'un. Dès les premières pages, l'auteur privilégie la relation des rencontres avec les gens, quitte à sacrifier l'analyse approfondie, ce qui peut décevoir certains lecteurs de la première partie du livre. Pourtant, celle-ci a ses qualités: au fil des témoignages, on comprend assez vite que la juxtaposition d'opinions de penseurs d'audience régionale ou nationale permet de peindre le mode de pensée qui irrigue plus d'un Américain. "Leave us alone" est en effet un leitmotiv des interlocuteurs rencontrés, qui sont de farouches individualistes et des défenseurs à tout crin des libertés individuelles, garanties par une constitution immémoriale mais vénérée. Une défense des libertés qui, l'auteur le relève, a su se fédérer autour des "Tea Parties", mouvements activistes dont on a beaucoup parlé ces derniers mois.
L'auteur a du reste rencontré certains de leurs meneurs - et singulièrement de leurs meneuses, qui tiennent à se distancer d'un certain féminisme misandre pour, simplement, retrousser les manches pour défendre leurs idées. Autre tendance qui se dégage: Barack Obama (souvent dépeint comme un président faible et peu au fait des soucis des vraies gens) et les démocrates au pouvoir n'ont de cesse de réduire les libertés individuelles - ce que les libertariens les plus acharnés contestent. A ce titre, bien sûr, la réforme "Obamacare" du système de santé est une cible de choix. L'auteur sort effaré, écoeuré de cette balade auprès de convaincus aux idées fortes... et il ne s'en cache pas. Il donne aussi à voir le fossé qui sépare les Européens, habitués à recevoir de temps à autre un coup de pouce de l'Etat, et des Américains qui préfèrent tout plaquer plutôt que recevoir un centime de l'Etat pour conserver leur maison.
... le reportage vient ensuite
Après une deuxième partie qui fait figure d'intermède, la troisième partie du voyage est plus proche de ce que l'on peut attendre d'un reportage, plus nourrie, et aussi plus équilibrée: en plongeant dans l'Amérique profonde, l'auteur fait parler ses interlocuteurs, prend le temps d'observer et d'analyser, et n'hésite pas à faire plus largement part de son ressenti. A ce titre, elle est donc plus intéressante, plus croustillante allais-je dire. Le lecteur est invité à traverser quelques Etats méconnus mais fort instructifs; en particulier, il sera édifié par la peinture "côté pile et côté face" de l'Utah, Etat des Mormons: d'un côté des gendres idéaux, candidats aux plus hauts postes, dressés pour le succès professionnel, religieux, foncièrement loyaux et moraux; de l'autre, une société présentée comme incapable de développer une tradition artistique d'envergure ambitieuse, qui gère ses frustrations comme elle le peut, à coups de pornographie sur Internet et d'une certaine hypocrisie mielleuse, que l'auteur a ressentie et dont il fait part.
Effectué en Ford Mustang, le voyage mentionne aussi la malbouffe qui écoeure (une grande partie de l'alimentation américaine est à base de maïs), les crédits estudiantins qu'on n'arrive plus à payer, etc. Le désenchantement de l'auteur atteint un sommet après ses discussions avec des touristes américains venus visiter le mont Rushmore, lorsqu'il observe, au restaurant du site, ses commensaux repus de nourriture absorbée sans joie, comme si elle l'avait été pour combler un vide - celui d'un pays qui a trahi leur confiance, peut-être. Il convient enfin de noter la présence d'anticommunistes primaires, présentés comme des amateurs convaincus de théories du complot.
Ronald Reagan comme maître à penser
Quitte à perdre un peu de force analytique, cet ouvrage se concentre donc sur les gens, anonymes (tel shérif aux prises avec l'immigration de masse en provenance du Mexique, qui tient un discours proche des droites populistes européennes) ou célèbres (on croise ici l'écrivain Jim Harrison, l'animateur de radio Jon Justice, l'intellectuel Francis Fukuyama et l'ombre de Sarah Palin) que l'auteur ne craint pas d'aborder, ni d'interroger, quitte à parler de sujets qui peuvent fâcher. Le voyage en voiture à travers le pays, effectué parfois au pas de charge, constitue la métaphore de l'exploration d'une mentalité: celle d'un peuple épris de sa liberté, instinctivement méfiant face à un gouvernement central perçu comme lointain et contraignant (voire socialiste, horreur suprême! Une abomination qui ne date du reste pas d'hier, il suffit de relire "Les années Reagan" de Nicole Bernheim pour s'en convaincre), et dont les idoles sont l'écrivain Ayn Rand et le politicien Ronald Reagan, entre autres.
Le repli sur les figures du passé et sur le souvenir des pères fondateurs de la nation se veut-il une manière de se rassurer, par exemple pour des classes moyennes fragilisées par la crise mais désireuses de s'en sortir sans aucune aide étatique? L'auteur ne juge pas et, écrivant à quelques mois de distance des élections de ce soir, se garde bien de tout pronostic précis. Mais au fil des pages, le lecteur va quand même avoir l'impression qu'aux yeux de tout un pan de la société américaine soudain frappée par le spleen, les carottes sont cuites pour Barack Obama. Vrai? On le saura dans quelques heures.
Olivier Guez, American Spleen, Paris, Flammarion, 2012.
Autre ouvrage cité:
Nicole Bernheim, Les années Reagan, Paris, Stock, 1984.