Roman, lu par Alice, Insatiable lectrice, Plaisirs à cultiver.
Déconcertant ouvrage que "Personnages désespérés" de Paula Fox! On pourrait dire, en forme de boutade, que ses personnages sont désespérants pour le lecteur... Son intrigue tient dans un mouchoir de poche, et tel est sans doute son principal intérêt: Sophie, une femme des années 1970 mariée à Otto, se fait mordre par le chat de gouttière qu'elle nourrit, un beau soir de fin de semaine. Et tout le week-end, ça va la travailler.
Pas de quoi fouetter un chat? A priori, on pourrait le concevoir. Mais depuis le Nouveau Roman, on sait que la réponse n'est pas si simple...
Dès le premier chapitre, en effet, l'auteur campe son univers. Il y a donc le couple constitué par Sophie et Otto, installé dans la routine d'une vie commune déjà longue. La morsure du chat joue dès lors, dans son caractère relativement extraordinaire, un rôle de catalyseur. Elle constitue par ailleurs la porte ouverte à l'un des éléments de ce roman, un élément à la fois omniprésent et peu évident à suivre et à expliciter dans sa complexité: le thème de la nourriture. Du début à la fin, en effet, les références plus ou moins subtiles à ce qui se mange sont nombreuses, et semblent constituer l'indicateur d'un niveau certain de civilisation - celui d'une certaine bourgeoisie new-yorkaise, éventuellement juive. Dès lors, les foies de volaille endossent à la fois la connotation d'un plat extrêmement raffiné (chapitre 1), parangon d'un vernis qui cache beaucoup de choses, et celui d'appât pour le chat suspect, donc un produit à jeter, ce qui ne manque pas de créer un effet de contraste.
Le chapitre 1 pose par ailleurs la complexité du personnage de Sophie, autour duquel gravite tout ce roman. Sophie joue en permanence dans le registre de la dénégation - négation de la blessure quand elle la sous-estime, disant en permanence que ce n'est rien, mais aussi, peut-être, négation de ce qui ne va pas dans son couple, même si l'événement a priori anodin de la morsure du chat sert de déclencheur à une réflexion. Mais aussi dénégation de convenance, qui confine cependant à un confortable mais peu viable déni de réel.
Une rupture en vue? L'auteur est assez habile pour ne pas la causer là où on l'attend et se ménager une rupture "de sortie", celle qui survient entre Otto et son associé juriste, Charlie. Celle-ci traverse le roman à la manière d'un serpent de mer, image peut-être de ce que le couple aurait dû faire depuis longtemps.
Couple? Là, l'auteur utilise un autre recours pour montrer que quelque chose ne va pas - et ce recours passe par la technique du dialogue. Alors qu'on s'attendrait à des dialogues qui méritent réellement ce nom, l'auteur privilégie les ruptures à répétition, chaque personnage, Sophie en tête, s'ingéniant régulièrement à ne pas répondre à l'autre, préférant relancer sur un autre sujet. Cette situation, nous l'avons tous vécue; mais l'auteur de "Personnages désespérés" en fait une constante, d'un bout à l'autre du récit - constante déstabilisante qui révèle un malaise plus profond chez Otto et Sophie. Un couple dont chacun des membres semble jouer un rôle, à la façon de... personnages - en anglais "characters".
Cela, au risque de dérouter le lecteur... l'auteur prend par ailleurs le temps de relater ce qui se passe dans l'esprit de Sophie et, refusant les connecteurs (par exemple de cause à effet) qui font avancer un roman, elle dépeint le mental de Sophie et, ce faisant, dresse sur un ton des plus neutres une radiographie d'un couple qui, enlisé dans ses petites habitudes, va à vau-l'eau, victime de petites fractures auxquelles personne n'aurait pris garde sans la morsure du chat. Reste qu'alors qu'on sait que le lecteur d'un texte retient avant tout les articulations d'un récit et que celles-ci l'aident à voir ce qui se passe, le risque est grand de se perdre en route si l'on n'est pas averti...
Déconcertant ouvrage, ai-je dit. Force est de constater que la construction de ce roman et les thèmes qu'il soulève sont d'une supériorité et d'une pertinence incontestables. Mais ces forces sont occultées par un style froid, à peine réchauffé par quelques scènes paroxystiques (le moment où les deux personnages sont aux urgences, ou la scène conclusive, assez étrange), qui rend malaisé tout attachement, positif ou négatif, aux personnages. Pour toutes ces raisons, la préface proposée par Folio à son édition, signée Jonathan Franzen, est d'une grande utilité pour savoir quelles pistes poursuivre lors de la lecture de ce roman.
Paula Fox, Personnages désespérés, Paris, Gallimard, 2004/Folio, 2007, préface de Jonathan Franzen, traduction de Marie-Hélène Dumas.