Lu par Fabien, Froggy Delight, Tricotine.
Lu dans le cadre des défis Premier roman et Thriller.
On ne compte plus les ouvrages ayant Dominique Strauss-Kahn comme personnage principal, qu'il soit explicitement nommé ou subtilement dessiné, dans un esprit de connivence qui fait que tous ceux qui savent reconnaîtront le bonhomme. Avant même l'affaire du Sofitel, Jean-Jacques Reboux s'était adonné, dans "Poste Mortem", à un défrisant portrait de l'homme, séquestré par une postière mythomane. Plusieurs auteurs proposent actuellement des ouvrages intitulés "Suite 2806", et il suffit de lancer une recherche sur Amazon pour se trouver de nouvelles lectures mettant en scène les événements de mai 2011 (Anita Berchenko, entre autres). Cela, sans oublier la pièce de théâtre "Suite 2806" de Guillaume Landrot, jouée dès demain au théâtre Daunou à Paris, qui s'immisce dans la fameuse suite et se concentre sur la relation entre Nafissatou Diallo et Dominique Strauss-Kahn - ce dernier étant joué par un acteur qui, paraît-il, ressemble à son modèle d'une manière pour le moins frappante. C'est donc peu de chose que de dire qu'avec leur roman "Suite 2806", Gilles Bressand et Guillaume Weill-Raynal débarquent en terrain connu...
Leur démarche opte pour la thèse du complot, plus porteuse que celle de l'agression sexuelle si l'on se place du point de vue romanesque. L'éditeur fait du reste une promesse ambitieuse sur le bandeau: "Le 14 mai 2011, la moitié des Français ont cru à l'hypothèse d'un complot. Après avoir lu Suite 2806, ils seront 100% à en être convaincus." Disons-le d'emblée, c'est exagéré: le lecteur va suivre essentiellement un groupe hétéroclite de personnages bien parisiens, animés par des motivations diverses: un journaliste de faits divers qui aime "récurer" ses sujets, une mère maquerelle pourvoyeuse de femmes adeptes des "prestations scénarisées", un étudiant qui a tout à prouver, un professeur d'université et quelques politiciens - le tout, sur fond de crise mondiale (on est en plein dedans depuis 2008), et culminant avec l'hypothèse très complotiste d'une société secrète où Benoît XVI salue amicalement Vladimir Poutine, comme Pie XII l'aurait fait autrefois avec Adolf Hitler. Est-ce encore crédible?
Je parlais du professeur d'université, ce fameux Warschawski... Le rôle doctoral qui lui est assigné lui permet d'assener au lecteur, de manière naturelle, quelques théories sur l'évolution du contexte monétaire au cours des dernières années et décennies. Les auteurs recréent l'actualité, avec les affaires de la crise de la dette souveraine de la Grèce et d'autres péripéties que nous connaissons. Ses développements sur "la fin du dollar" (le mot est mentionné) et la guerre économique en cours ne sont du reste pas sans rappeler ceux proposés par l'économiste suisse Myret Zaki dans son ouvrage, précisément intitulé "La fin du dollar". Coïncidence?
L'art de l'ellipse et du non-dit est aussi une force de ce roman. Tout le monde comprend qu'il est question ici de Dominique Strauss-Kahn; or, cette personnalité publique n'est jamais nommément citée. Le lecteur comprend cependant le lien grâce à des éléments d'actualité (la fameuse suite 2806, mais aussi le statut de président du FMI que ce personnage endosse, et son rendez-vous avec Angela Merkel) et à des traits de caractère, que les auteurs choisissent d'exposer sous forme d'analyse graphologique (chapitre XI) révélatrice d'une pulsion d'échec qui fait écho à la tentation de l'échec qui paraît frapper l'Occident (chapitre XIII).
L'ellipse est aussi une forme de modestie des auteurs, qui admettent humblement que personne de sérieux ne sait ce qui s'est vraiment passé dans la suite 2806 un certain jour de mai 2806. Dès lors, les auteurs n'en disent rien... tout en suggérant que deux femmes ont été invitées à entrer dans cette suite, à des horaires très rapprochés: une escort girl un peu plus pimentée que d'habitude et la femme chargée du nettoyage des chambres. Autant dire que pour les auteurs, le clash mondial survenu en mai dernier est la conséquence d'un quiproquo... et qu'en filigrane, on peut lire avec eux que le locataire de la suite 2806 était de bonne foi. Il est à noter que l'homme est ici comparé à un ours mal léché, image lourde de sens - tout comme l'était, selon un point de vue très différent, la figure de l'homme-babouin évoquée par Tristane Banon dans "Le Bal des hypocrites" - qui ne cite pas non plus nommément Dominique Strauss-Kahn, d'ailleurs. La discrétion est aussi de mise lorsqu'il est question du Président de la République, qui n'est jamais nommé. De même que n'est pas nommé son successeur - celui qui a remporté les présidentielles en 2012.
Tout cela permet aux auteurs d'installer une ambiance de thriller assez lâche, avec des personnages qui se surveillent les uns les autres, des atmosphères nocturnes où résonnent les sonneries de téléphone et des pressions exercées çà et là - sans oublier l'ultime coup qui frappe le personnage de Lousteau, certain de tenir le scoop de sa vie. Mais les services secrets veillent... et si on ne les voit pas vraiment agir dans ce roman rapide et trop court en bouche, le lecteur connaît les effets de leurs actions. Autant sinon plus qu'un roman de politique-fiction ou un thriller, c'est à un roman sur la fortune et ses aléas que le lecteur aura affaire ici.Force est de constater que les tenants de la théorie de l'agression sexuelle ne seront pas convaincus par ce roman; les autres seront peut-être séduits par les grandes lignes de la structure complotiste de "Suite 2806" - et s'amuseront, peut-être, à en déceler les failles au fil de pages qui contribuent, à leur échelle et au moyen d'un portrait en creux, à faire de Dominique Strauss-Kahn un type de personnage de roman.
Gilles Bressand et Guillaume Weill-Raynal, Suite 2806, Paris, La Tengo Editions, 2012.