Témoignage, aussi commenté par CSP, La Peste, Florel, Catherine, Estelle, Livrophile, Fansolo (interview de l'auteur!), Pikkendorff, Fil de Diane, Séverine, Praline, Lips.
En offrant au public son ouvrage "Absolument dé-bor-dée", Zoé Shepard, attachée territoriale connue sous le nom d'Aurélie Boullet, s'inscrit dans un genre littéraire qui, depuis Georges Courteline, jouit en France d'une tradition nourrie. Je pense ici à "Les nouveaux ronds-de-cuir" de Gabriel-Xavier Culioli, à "Ministère Amer" de Monsieur Z ou, plus récent mais non le moindre, à "D'un point de vue administratif" de Francis Mizio. Autant d'ouvrages d'un genre que j'affectionne, et qui ne m'ont pas déçu dans leur description d'un monde présenté comme une planète à part: celui de la fonction publique. Zoé Shepard allait-elle relever avec succès le défi littéraire de ses prédécesseurs face à moi, humble lecteur? C'est avec cette question en tête que j'ai abordé cette lecture, dans le cadre d'un partenariat co-organisé par Livraddict et la collection Points, que je remercie pour l'envoi.
En s'inscrivant sans ambages dans le genre du témoignage, l'auteur renonce à tout jeu littéraire et entend donner sa version des faits tels qu'elle les a vécus. Le tableau n'est pas brillant: fonctionnaires incompétents voire complètement nuls, supérieurs hiérarchiques imbus de leur personne mais incapables eux aussi, petites crises du quotidien dont on ne se sort que par miracle, népotisme, entorses au principe de légalité, tout y passe, relaté dans le registre grinçant. C'est que ce livre relate, en chapitres prenant la forme d'un journal intime, presque une année d'activités au sein d'une administration territoriale qui, mine de rien, a ses ambitions, poursuivant entre autres le rêve d'une implantation en Chine en dépit de budgets serrés.
Le choix du témoignage est pertinent, mais est-il le plus performant dans ce cas, en termes littéraires? Passé le premier instant de révolte face à un tel étalage de bêtise crasse, le lecteur aura peut-être quelque peine à croire qu'on soit aussi autiste à la mairie. Dès lors, il sera tenté de se dire qu'à défaut de dire la vérité sur l'administration territoriale à la française, le récit en dit long sur celle qui le narre - et c'est ce que j'ai ressenti. Et là, on est servi. Le ton est volontiers condescendant voire arrogant, l'auteur ne peut s'empêcher de citer ses consignes et réflexions "second degré" qu'elle est bien seule à comprendre (même sa collaboratrice n'y comprend rien, ce qui lui vaut le surnom peu flatteur de "Coconne"). On pourrait se dire que cela s'arrête au petit monde de l'administration; mais la narratrice ne peut s'empêcher de distiller quelques sarcasmes à l'encontre des interlocuteurs chinois de l'administration où, nantie d'un diplôme supérieur, elle émarge. Cela, sans oublier le traitement pour le moins dévalorisant qu'elle fait subir à la bien courageuse et vaillante Paloma, stagiaire espagnole...
Tels qu'ils sont portraiturés et surnommés (il y a Coconne, mais aussi Le Bizuth, Simplet et quelques autres), ses collègues de bureau ne sont guère à leur avantage. Que penser alors d'une fonctionnaire qui, certes, relève qu'Amélie Nothomb est belge, mais oublie que Marguerite Yourcenar l'est aussi dans une large mesure (p. 118)? Certes, la narratrice note avec scrupule ses arrivées en retard au bureau; ne seraient-elles pas à l'origine, elles aussi, d'une acceptation relativement fraîche de la part de ses collègues? Lui-même souvent astreint à des horaires contraignants, le lecteur peinera sans doute à croire à la sincérité d'une collaboratrice qui n'est même pas en mesure d'arriver à l'heure au bureau, et son empathie trouvera là quelques limites bien compréhensibles.
La vie professionnelle n'est pas facile à vivre, chacun le sait. Il est cependant difficile d'avoir une quelconque compassion face à ce témoignage d'existence, peu littéraire (dans "D'un point de vue administratif", Francis Mizio conjugue de manière très poétique et gastronomique le vin rouge de la cantine et les camemberts Excel, sans oublier un zeste d'humour pour saupoudrer...) sans pour autant être convaincant comme diagnostic de dysfonctionnements. Les prédécesseurs littéraires de Zoé Shepard ont démontré qu'elle tenait un sujet en or; dommage qu'elle l'ait gâché par un ton par trop sarcastique et condescendant qui peut la rendre antipathique aux yeux du lecteur. Nous attendons le nouveau Courteline; Monsieur Z, Francis Mizio et Gabriel-Xavier Culioli ont quitté une fonction publique qui leur était devenue étrangère; quant à Zoé Shepard, je lui souhaite plein succès dans son projet de construction d'écoles au Sénégal et dans ses futures activités professionnelles ou d'écriture... en espérant qu'elle trouvera d'autres sujets et, surtout, d'autres manières de raconter son existence.
Zoé Shepard, Absolument dé-bor-dée, Paris, Albin Michel/Points, 2010/2011.
Egalement cités:
Gabriel-Xavier Culioli, Les nouveaux ronds-de-cuir, Paris, Jacques Bertoin, 1991.
Francis Mizio, D'un point de vue administratif, Paris, Baleine, 2008.
Monsieur Z, Ministère Amer, Grolley, L'Hèbe, 2007.