"L'exil et le royaume", recueil de nouvelles d'Albert Camus, a occupé mes heures de lecture de cette fin de semaine. Plutôt que
d'en faire une chronique synthétique qui sera forcément insuffisante, j'ai envie d'aborder de manière plus précise deux des six textes qui constituent cet ouvrage consacré au thème de l'exil. Le
premier sera "Jonas ou l'artiste au travail". Nouvelle édifiante? Le titre le suggère, tant il paraît mettre en avant la valeur du travail, appuyée par le personnage de Jonas, homonyme d'un
personnage de l'Ancien Testament - un verset du livre biblique de Jonas sert du reste d'exergue à la nouvelle.
Très vite, cependant, le lecteur se trouve plongé dans une démarche littéraire qui joue sur les antithèses et résonne d'une distanciation presque ironique, étonnante de la part de l'écrivain: on est loin de l'auteur de "La Peste" ou de "L'Etranger", et même du ton des autres nouvelles de "L'exil et le royaume". L'incipit annonce la couleur: "Gilbert Jonas, artiste peintre, croyait en son étoile." Peu de mots pour cerner le personnage et, surtout, l'enjeu de la nouvelle: Jonas construit son oeuvre sur ce qui lui vient, sans effort personnel, considérant ce qui lui advient comme bon, sans esprit critique. Autant dire, pour reprendre une image biblique, qu'il construit sur du sable plutôt que de croire en la solide valeur travail, qui fait le succès du personnage de Rateau - un nom antithétique, puisqu'il fait figure de personnage qui a travaillé et ne rate pas ("Rateau, qui réussissait, mais à la force du poignet..."), à défaut d'avoir connu un succès existentiel exceptionnellement brillant.
Biblique, ai-je dit, suggérant un socle religieux à cette nouvelle. Le lecteur est autorisé à y penser, avec pertinence, surtout s'il songe à certaines dérives de la sainteté, et est
conscient qu'il s'agit de dérives. On se laissera ainsi interpeller si l'on connaît la légende de Saint Nicolas de Flüe, qui vivait en ascète alors que sa famille pourvoyait à ses besoins, pour
la plus grande gloire de Dieu. Cela, d'autant plus que Jonas, à l'instar de Nicolas de Flüe, s'est construit une soupente chez lui, pour se retirer des aléas du monde et se recentrer sur une
passion qui confine à la manie. La figure de l'artiste est peut-être la métaphore de celle du saint; à ce régime, l'auteur demande à son lecteur quelle est la valeur d'une vocation, mystique ou
artistique, si celle-ci perd de vue les réalités les plus concrètes, en l'espèce l'amour et le soutien dû à la famille. Pour appuyer ce trait, l'auteur n'hésite pas à faire de son artiste un
homme volage et porté sur la boisson, surtout lorsqu'il est sur sa phase déclinante - lorsque l'édifice, construit sur le sable, menace ruine. Aveuglé par son art, qu'il proclame à sa façon et
pratique finalement peu, n'a-t-il pas perdu de vue l'essentiel?
Reste que cette réaction extrême, chez l'auteur, peut être vue comme une réaction à un autre extrême, qui constitue un piège fatal pour l'artiste: celui de la distraction, du divertissement. Celui-ci prend la forme de tout un univers de sollicitateurs sans visage et sans nom, de toiles intrusives, exécutées par des zoïles, au sujet desquelles Jonas est obligé de se prononcer. L'auteur démontre le caractère insidieux de tout ce relationnel, forcément superficiel et fuyant (le sable! Celui qui vous glisse entre les doigts!). Plus: il met en scène un artiste qui, à force de répondre de manière creuse à des sollicitateurs sans talent, perd de vue son métier - à savoir l'essentiel, que ce soit à des fins alimentaires ou, par surcroît, pour conquérir la gloire de la postérité. Le fatras de son atelier-domicile, qui finit par envahir sa vie privée, fait ici figure d'encombrements empêchant Jonas de créer. Un empêchement contre lequel Jonas ne peut rien faire, prisonnier qu'il est de sa foi en sa bonne étoile. Une métaphore d'une religion castratrice? On peut y croire.
D'un strict point de vue narratif, l'auteur démontre avec sensibilité la montée d'un artiste qui flambe sans véritable raison et s'effondre parce qu'un jour, le masque est tombé. A ce titre, le fait de se planquer dans une soupente fait figure de dernier recours, de mort artistique qui précède le décès physique. Un décès dont l'ultime testament n'est rien d'autre qu'un tableau de Ben Vautier avant l'heure... ou qu'un génial "La société m'a tuer" griffonné sur une toile. Autant dire que si la nouvelle est édifiante, c'est par parfaite antithèse: au fond, on n'est pas artiste par l'étendue de son réseau, mais par la quantité et surtout la qualité de ce que l'on produit.
Tiré de Albert Camus, "L'exil et le royaume", Paris, Folio, 1981.
Lu dans le cadre des défis Albert Camus et Nouvelles.