Jean d'Ormesson fait partie du paysage littéraire français, à telle enseigne qu'on a tendance à oublier un peu sa personne et son indéniable talent - comme s'il était trop convenu d'en parler, comme si son érudition souriante, jamais rébarbative, ne méritait plus d'être évoquée. Comme si, finalement, plus personne n'osait dire que ses oeuvres surprennent encore. Et c'est en lisant "Le Vent du soir" (1985), premier roman de sa trilogie éponyme, que je me suis dit que cet auteur, membre de l'Académie française depuis un nombre certain d'années, a décidément plus d'un tour d'écrivain dans son sac.
Le lecteur du "Vent du soir" (un titre emprunté à un vers de Valery Larbaud cité en exergue) est placé face à un vaste puzzle historique couvrant quelque trois cents ans d'histoire et tous les continents du monde dans lequel nous vivons, ou presque. Le terme de puzzle est assumé par l'auteur (p. 75), qui l'utilise pour désigner sa mémoire en mille morceaux, tendant à la reconstruction d'un récit cohérent à partir de souvenirs. Des souvenirs où se mêlent l'histoire des hommes telle que nous la connaissons (guerre des Boërs, guerre de l'opium, communisme, révolution russe, épopées sud-américaines, collèges privés de Suisse, aléas du ghetto de Varsovie) et l'imagination de l'auteur, avec une zone grise constituée de personnages méconnus ou simplement inventés, tels les Wronski au nom tolstoïen.
Le côté puzzle est accentué par une manière d'écrire très "ormessonnienne", qu'on retrouvera par exemple dans son "Histoire du Juif errant" et qui consiste à juxtaposer des séquences mettant en scène des personnages apparemment sans liens entre eux. Sans liens? L'auteur se donne toute latitude pour créer les liens, unions, mariages, pactes les plus invraisemblables entre profils que tout semble séparer. L'ensemble tient malgré tout ensemble grâce à un ressort qui, s'il n'a rien de directement narratif, permet de donner du dynamisme au récit. Outre la possibilité évoquée d'un rapprochement ultérieur pressenti, en effet, il y a en effet le contraste entre les épisodes, qui passent de l'optimisme joyeux au drame, du romanesque au tragique, sans oublier le grotesque.
... et sans oublier les interventions du narrateur lui-même - qu'on aime à imaginer comme étant Jean d'Ormesson lui-même, même si certains indices montrent que ce n'est pas (euh, pas vraiment) lui. Parlant avec une certaine indolence de sa terrasse de San Miniato (une localité proche de Pise, en Italie), il émet des considérations sur la marche du monde, sur la roue de la fortune qui entraîne les humbles vers le haut et les puissants vers le bas, dans un effort constant, pour chacun, de s'inscrire dans l'Histoire. En émettant une pensée pour tous et chacun, l'auteur devance un reproche qui pourrait lui être fait, à savoir celui de vouloir dire le monde en ne mettant en scène que celles et ceux qui ont su s'y forger un nom, une fortune et une réputation.
C'est pourtant ainsi que ses protagonistes se présentent, car il faut bien observer un récit à travers les yeux et le ressenti de personnages définis. L'auteur a choisi de leur offrir une histoire, même si celle-ci se traduit, dans leur vie quotidienne, par une absence de racines - on pense ici à Nicolas Wronski, fils naturel de Giuseppe Verdi, que le hasard des choses jette brièvement dans les bras de sa soeur... à son insu bien sûr.
C'est que Jean d'Ormesson ne serait pas Jean d'Ormesson s'il ne jouait pas avec d'innombrables références culturelles, qui mettront à l'aise un grand nombre de ses lecteurs. Les voyageurs reconnaîtront ainsi les lieux chéris de Venise, dépeinte à l'envi (et qui constitue un péché mignon de l'auteur - qu'on pense, toujours, à son "Histoire du Juif errant", mais aussi à sa "Douane de mer") et, s'ils connaissent le vignoble suisse, tiqueront à ce fendant qui, bu à Gstaad (canton de Berne - référence p. 215), ne peut être "du pays" puisque le fendant est un vin valaisan... Les amateurs de littérature seront comblés aussi, avec des rappels d'"Armance" de Stendhal et d'innombrables renvois à Rudyard Kipling. Les plus curieux noteront par ailleurs que l'auteur, en citant la mère de Jules Romains assistant aux funérailles de Victor Hugo, fait hommage à celui qui le précéda immédiatement au fauteuil, le douzième, qu'il occupe actuellement à l'Académie française.
Au travers d'individualités riches en histoire, en finances ou en simple potentiel romanesque, Jean d'Ormesson entame, avec "Le Vent du soir", une trilogie qui a, à sa mesure, l'ambition de peindre une véritable comédie humaine. Faut-il opposer l'histoire des masses à celle des individualités? L'auteur esquive la question, tout en en étant conscient: si chacun d'entre nous se mettait à inspecter son arbre généalogique, il y a fort à parier qu'il y trouverait quelqu'un qui, à un moment ou à un autre, a contribué à la marche de l'histoire. Tout cela, l'auteur l'enveloppe d'un voile de nostalgie d'un temps perdu, ce que le lecteur est appelé à remarquer dès les premières pages, qui relatent les funérailles du dernier des personnages de la geste romanesque - comme si son décès était la fin d'un cycle que le lecteur est appelé à parcourir. L'universel est ainsi abordé sur le ton d'un bavardage typique de l'auteur, jamais lourd, et qui s'offre en plus le luexe de faire rêver son lectorat.
Jean d'Ormesson, Le Vent du soir, Paris, Lattès, 1985.
Lu dans le cadre du Défi des Mille. Photo de l'auteur: Académie française.