(et là, j'entends les raclements de gorge appuyés au fond de
la salle... c'est sport de faire tenir quatre groupes linguistiques ensemble, n'est-ce pas?)
En matière de plurilinguisme, l'année 2010 marque un tournant pour la Suisse, pays constitué de quatre groupes linguistiques de taille inégale: après moult tergiversations, une véritable Loi sur les langues est entrée en vigueur le 1er janvier; elle sera suivie, le 1er juillet prochain, de l'ordonnance d'application y afférente. Tout cela pour dire que le livre de José Ribeaud, "La Suisse plurilingue se déglingue", plaidoyer toiut récent pour un plurilinguisme vraiment vécu, tombe à pic. Pétri de constats que chaque Romand peut faire au quotidien, cet ouvrage, point de vue d'un minoritaire à la fois privilégié et prétérité, ne peut qu'interpeller.
Le coeur du propos s'ouvre sur l'exemple vachard des annonces effectuées à bord des trains... en dialecte et en anglais, c'est-à-dire dans aucune des langues officielles du pays, au sens de la Constitution. Ainsi se présente l'une des lignes fortes de cet ouvrage: ni le dialecte, ni l'anglais, ne bénéficient d'une base légale permettant leur utilisation dans un contexte public ou officiel. Ce qui ne les empêche pas de proliférer en Suisse... au détriment du véritable allemand, de l'italien, du français et du romanche. Le dialecte s'écrit de plus en plus, les Alémaniques rechignent à parler la langue de Goethe, et les vitrines de tout le pays s'ornent, au moment des soldes, du mot "SALE" - qui, comme chacun le sait, ne signifie pas "soldes" en français (de même, ajoutent les mauvaises langues, que "soldes" ne se dit pas "schmutzig" en anglais).
Certes, le début de l'ouvrage ressemble à une accumulation d'exemples étonnants relatifs à un certain (non-) vécu du plurilinguisme. L'analyse se fait cependant progressivement plus profonde, peu à peu. L'auteur retrace entre autres les mouvements de balancier de la relation ambiguë qu'entretiennent les Alémaniques avec la langue allemande ("Schriftdeutsch"): durant la Seconde guerre mondiale, le dialecte constituait un marqueur identitaire qui permettait de se distinguer de l'ennemi hitlérien du nord. Cette prise de distance a-t-elle encore lieu d'être? José Ribeaud s'étonne en constatant que l'Allemagne est devenue un pays pacifique.
Ce livre présente un autre atout: il met en évidence, pour la première fois de manière un tantinet approfondie et non sensationnelle, l'impact de l'immigration allemande en Suisse. Un malaise est présent en Suisse alémanique face à ces immigrés, perçus comme étant étant à l'aise dans leur langue et parlant plus fort que les autres, en des termes souvent directs... José Ribeaud met également au jour la manière dont une certaine presse excite ce malaise, quitte à jouer un jeu aux limites du racisme. Une sensation d'autant moins compréhensible que les Allemands d'Allemagne, eux, semblent se plaire en Suisse - et, réciproquement, accueillir à bras ouverts les bons éléments de Suisse, par exemple les écrivains, qui trouveront un éditeur à Francfort ou Berlin, plus facilement qu'un Romand qui veut faire son trou à Paris.
La charge contre le dialecte alémanique peut sembler lourde; force est cependant de constater, et l'auteur le fait, que les représentants des minorités linguistiques ne sont pas forcément armés pour faire face. Chaque Romand en fait l'expérience lorsqu'il traverse la Sarine: non seulement la langue pratiquée à l'est de Fribourg n'est pas l'allemand enseigné dans les écoles, mais en plus, la variante utilisée change d'une ville ou d'un village à l'autre. D'où une désaffection du Romand pour la langue allemande, assortie d'un manque d'intérêt pour tout emploi à l'est de la Sarine. Faut-il dès lors passer à une langue véhiculaire "neutre", tel l'anglais (proposition d'un certain Anthony Hodgers, lancée il y a quelques semaines dans "Le Temps")? José Ribeaud refuse cette option: il y a suffisamment de langues en Suisse, et être majoritaire rend la population alémanique responsable. Par ailleurs, opter pour l'anglais ne ferait qu'accentuer la méconnaissance entre groupes linguistiques.
Les derniers chapitres présentent enfin des facettes méconnues des deux plus faibles minorités linguistiques du pays: la minorité romanchophone et la minorité italophone: vallées germanisées, Tessin envahi d'une population exotique fortunée mais guère italophone, etc. Faut-il voir là, de la part de José Ribeaud, une prose aux relents identitaires? Ce n'est pas le cas, car l'auteur prend soin de distinguer entre une conscience de soi assortie d'ouverture, qui permet d'aller vers l'autre (c'est-à-dire, en l'occurrence, les grands pays voisins de la Suisse), et la crispation qui est le signe d'un identitarisme étriqué.
Equilibre fragile que celui des langues en Suisse! Faut-il que, par méconnaissance les uns des autres, les Suisses soient chaque jour au bord de la sécession? La nouvelle législation sur les langues constitue une étape vers davantage de cohésion et de compréhension mutuelle, espérons-le; cet ouvrage constitue un plaidoyer salutaire pour un plurilinguisme bien compris où chacun fait un pas vers l'autre. Tout cela permettra-t-il de préserver l'une des marques de fabrique du modèle helvétique? L'avenir le dira.
José Ribeaud, La Suisse plurilingue se déglingue, Neuchâtel, Delibreo. 2010.
Photo: l'auteur du livre. Source: http://www.objectifreussir.ch.
(réplique à la parenthèse en début de billet: la Papouasie-Nouvelle-Guinée détient le titre de championne du monde du plurilinguisme, avec 810 langues reconnues et un système scolaire assuré au niveau élémentaire pour la moitié d'entre elles... Elle est suivie de l'Indonésie, avec plus de 600. Soit plus de deux fois plus que dans toute l'Union européenne, qui retient environ 275 langues, hors dialectes. Alors, quatre langues, ça devrait être possible...)