Lu par Jenny Grumpy, Olivier Cathus, Patrick Foulhoux, Tactile.
Lu dans le cadre des défis Thriller et Défi des Mille.
Après avoir écrit ses propres mémoires de proxénète, Iceberg Slim choisit de relater, dans "Trick Baby", l'histoire d'un escroc qui a partagé sa cellule en prison. Dans ce deuxième tome de sa "Trilogie du ghetto", l'auteur sait faire en sorte que ça sonne vrai. Une concession est faite au genre du roman: l'auteur utilise la première personne du singulier pour parler de quelqu'un d'autre, alors que le "je" du narrateur se confondait avec celui de l'auteur dans "Pimp", dont je vous ai parlé il y a quelques jours.
Le personnage, surnommé "White Folks" par ses amis et "Trick Baby" par les autres, présente une particularité qui étonnera peut-être le lecteur: né d'un père irlandais et d'une mère noire, élément de la communauté des personnes de couleur dans le contexte de ségrégation américain du début du vingtième siècle, il est blanc de peau et a les yeux bleus. Ainsi se positionne-t-il entre deux races. Pratique? Pas forcément: rejeté par les blancs dès qu'ils savent (épisodes autour de la Déesse et de son père, racistes blancs revendiqués qui théorisent lourdement leur hostilité à l'encontre des Noirs - à ce titre, le dialogue relaté au chapitre 18, en termes trop raffinés pour être honnêtes, est édifiant), il peine à s'intégrer totalement à la communauté noire aussi, et sait qu'il est des lieux où, du fait de son teint, il ne sera pas le bienvenu. Cela, sans oublier quelques soucis d'identité, révélés par trois songes qui créent, dans un texte aux ambiances de roman noir, des îlots d'un onirisme violent.
La question de la race permet à l'auteur de mettre en avant, plus encore que dans "Pimp", le thème récurrent du racisme hostile et ségrégationniste qui prévaut aux Etats-Unis dans l'immédiat après-guerre: armée des Blancs et armée des Noirs (plus pourrie que celle des Blancs, à laquelle le narrateur échappe et dans laquelle, justement, il n'aurait pas trouvé sa place en raison de son teint clair), justice à deux vitesses, etc.
Cela, sans oublier enfin les questions d'ordre personnel rattachées au personnage, que l'auteur sait décrire: alcoolisme, mais aussi amitiés et solidarités sans faille (le personnage de Blue), affinités et amours contrariées (Midge la lesbienne barjo, mais aussi la Déesse, qu'il aura du mal à oublier), rejet constant du narrateur enfant, perçu comme un "fils de passe" ("Trick Baby") illégitime avec lequel personne ne veut jouer, etc. L'auteur parvient ainsi à créer un portrait développé, détaillé et surtout humain d'un escroc - et c'est là, sans doute, que réside l'intérêt majeur de ce roman.
C'est en effet aussi en montrant son personnage en train d'agir que l'auteur lui donne vie. Le lecteur comprend vite à qui il a affaire, et découvre, non sans étonnement, le fonctionnement de toutes sortes d'arnaques réalisables, parfois avec peu de moyens: les loteries truquées, le pile ou face, les astuces aux diamants organisées dans des chambres d'hôtel, etc. Là-derrière, se trouvent des policiers parfois ripoux, avec lesquels il vaut mieux être en bons termes, et des juges qu'on préfère avoir dans sa poche, ce qui est possible grâce à l'intervention d'avocats marrons.
Surtout, ce roman confirme une impression déjà présente dans "Pimp": le crime a quelque chose d'une religion, ou du moins d'une société initiatique. Cela, si l'on tient compte de quelques caractéristiques: l'activité criminelle requiert un apprentissage qui a tout de l'initiation, qu'elle s'exerce comme escroc ou comme proxénète, ce qui implique un maître. Le métier d'escroc se joue par ailleurs sur la base de scénarios bien rodés qu'on peut voir comme des liturgies ou comme des rituels. On peut aussi voir les surnoms des personnages comme autant de totems ou de vulgos, confirmant un certain parcours initiatique dans le métier. Enfin, il y a toujours l'opposition entre l'initié, le criminel, et le profane, c'est-à-dire la personne honnête et naïve, considérée en des termes peu amènes: pigeon, cible, gogo, cave.
Dès lors, "Pimp" et "Trick Baby" peuvent aussi être lus comme une rare visite guidée, narrée de façon directe et sans concession, dans les arcanes sombres, pour ne pas dire sordides, du crime noir à l'américaine.
Iceberg Slim, Trick Baby, Paris, Editions de l'Olivier, 2012. Traduction de Gérard Henri.