Ainsi donc, Lucien Rebatet a vu large lorsqu'il s'est lancé dans l'écriture des "Deux étendards", ample et flamboyant
roman qui retrace les amours impossibles du catholique Régis Lanthelme et du mécréant Michel Croz pour Anne-Marie Villard, dans le cadre particulier de la ville de Lyon. Terminé en
prison par un auteur qui, pour le dire diplomatiquement, a connu des ennuis à la Libération, ce roman est arrivé aux éditions Gallimard, où il a été décrété qu'il fallait le publier d'urgence. Le
lecteur qui s'attaque aux 1312 pages, divisées en 37 chapitres le plus souvent focalisés sur Michel et narrés à la troisième personne (mais quelques exceptions montrent que l'auteur n'a pas
tout oublié des leçons de l'André Gide des "Faux-Monnayeurs"), de ce roman comprendra vite pourquoi.
Le titre du roman fait référence aux "Deux étendards", exercice spirituel proposé par Ignace de Loyola, fondateur de l'ordre des Jésuites - auquel se destine le personnage de Régis. Deux
étendards, celui de Dieu, celui du Diable... alors, qui est qui, dans cette affaire? On pourrait être tenté de rattacher Régis (un nom qui évoque les "rois" (reges) latins) au Bon Dieu
qui ne saurait être rendu responsable d'aucun mal et Michel, l'athée, au Diable, dans un manichéisme rapide... Voyons ce qu'il en est, en gardant à l'esprit que Lucien Rebatet se déclare
ouvertement agnostique.
Pas plus divins l'un que l'autre
On peut en effet imaginer Régis, tenant du parti de Dieu, comme un ange pétri de bienveillance. C'est ignorer que c'est l'autre qui porte le prénom d'un archange... Plus sérieusement, le lecteur
constate assez vite qu'il a affaire au tenant d'une religion catholique un rien étrange et étriquée - celle qui accepte de gaîté de coeur de briser en conscience la vie des autres (et en
particulier d'Anne-Marie) pour préférer Dieu, celle des grandes théories suivies d'aucune pratique: certes, Régis, en parfait pharisien, est incollable sur ce que contiennent la Bible, la
tradition, les Pères de l'Eglise et tout ce qu'on veut; certes, il fait preuve d'une belle érudition pour son âge (tout se passe alors que les acteurs ont moins d'un quart de siècle). Mais on ne
le voit guère s'adonner à des activités de bienfaisance, se consacrer à l'amélioration du sort des petits et des faibles ou à d'autres actions charitables. Pire: il paraît mépriser de telles
démarches, perçues comme bourgeoises. Et peu à peu, cet être déconnecté du réel, manipulateur (il poussera un ami de Michel à rompre avec la soeur de celui-ci, et incitera Michel à porter le coup
fatal à cette liaison) qui semble avoir oublié la vertu de charité en cours de route, semble prendre conscience que près de lui, il y a une femme qui l'aime et qu'il aime - et hop, il se
transforme en Tartufe: certes, il se destine au clergé régulier, mais il n'en est pas moins homme, et va jusqu'à se permettre des privautés appuyées avec Anne-Marie en présence d'un Michel dont
on imagine qu'il est gêné. Prisonnier d'un catholicisme figé avec lequel il paraît pourtant qu'on peut trouver des accommodements pour peu qu'on soit habile en casuistique, il semble incarner le
versant de la mort.
Michel serait-il d'un tempérament plus sain, alors? Tenant de la vie, inspiré par tout ce que Friedrich Nietzsche a dit de l'importance de celle-ci, dégoûté d'une certaine catholicité par son
lycée chez les Pères, il s'intéresse cependant de près à la religion de son ami Régis. Ouverture d'esprit: cela est bien. Franchise: cela est encore mieux: on le sent fonceur, artiste,
intelligent, un poil bohême; on est même tenté de compatir aux vicissitudes de sa destinée, à ses difficultés financières chroniques. Mieux: le lecteur finit par considérer qu'il serait
mieux assorti à Anne-Marie que Régis. Sans doute l'auteur, agnostique voire athée nous l'avons dit, a-t-il volontairement poussé le lecteur dans sa direction, ne
serait-ce qu'en focalisant essentiellement son récit sur ce personnage. Mais n'oublions pas le "péché originel" de la relation amoureuse complexe et tortueuse qui va se nouer entre Michel et
Anne-Marie, et qui constitue le propos de cet ouvrage: si Michel feint un temps d'adopter le point de vue catholique, c'est uniquement pour se rapprocher d'Anne-Marie, pour rester proche d'elle,
pour ne jamais la perdre, parce qu'il en est raide amoureux. Paradoxe du récit, cependant: c'est lorsque les masques tombent, lorsqu'Anne-Marie comprend que Régis la berne quelque part en
préférant poursuivre une chimère (il n'a pas compris que l'oeuvre de Dieu peut également s'accomplir dans le mariage, et méprise même ceux qui optent pour cette voie considérée comme de second
ordre), que son amour pour Michel peut s'accomplir - avec une passion qui va les conduire sur les routes d'Europe.
"Ils [les catholiques convaincus] veulent que nos raisons soient du même monde que les leurs, sinon elles leur sont inintelligibles", affirme Michel (p. 997). On l'admet volontiers; mais on peut
aisément retourner le compliment à l'athée. Cela ne peut que déboucher sur un dialogue de sourds (raison contre foi) qui fera l'objet du chapitre XXXVII. "Mais moi, je lui laisserai un
souvenir lumineux", affirme Régis à propos d'Anne-Marie, une fois que tout est fini... phrase profondément ambiguë, dès lors: le lecteur ne connaît pas les secrets d'alcôve que partagent
Anne-Marie et Régis, et peut donc se demander si ce dernier n'est pas en définitive un meilleur amant que Michel; mais vu ce qui précède, le lecteur peut aussi se dire qu'une telle conclusion,
par sa grandiloquence même, exprime l'ultime défaite de l'aspirant jésuite - une phrase de mauvais perdant? Après Anne-Marie, Michel n'a plus rien, Régis a Dieu; mais laquelle de ces deux
(non-)réalités est la meilleure pour l'homme, sachant que pour Michel, Dieu égale rien?
En tout cas, la grande sacrifiée de toute cette affaire restera Anne-Marie, fille perdue après ses amours avec Michel, auquel elle finit par se refuser définitivement à la veille de ses
noces - longtemps après que Régis se fut résigné à renoncer à elle pour entrer en plus pleine communion avec Dieu... suivant en cela les préceptes de son confesseur.
Le rite au service des sens
Ces âmes jeunes et fortes, goûtant la logomachie comme d'autres les apéritifs, ont un penchant irrésistible pour les rituels - des rituels qu'on retrouve dans toute histoire d'amour
(et, en écho dans le roman, à l'église!), mais qui revêtent ici un caractère exacerbé, sacré même, à l'instar de Brouilly - ce lieu où Anne-Marie et Régis ont connu une expérience mystique
absolument délirante qui fonde leur relation amoureuse, toute platonique qu'elle soit. La date du 28 septembre, où a eu lieu cette "transfiguration" moderne et intime, revêt un caractère sacré
pour Anne-Marie, qui, quelques années plus tard, après s'être donnée sans retenue à Michel, se refuse précisément ce jour-là - mais qu'on se rassure, les épisodes sensuels reprennent bien vite
ensuite, même si ce refus signifie que Régis reste toujours quelque part entre eux.
Il y a dans "Les deux étendards" tout un côté sensuel, érotique même, très appuyé. Régis le refuse, Michel se retient par fidélité pour son ami, en particulier avec la très sensuelle Yvonne - et
cette retenue ajoute au caractère phantasmatique de certaines pages qui font contraste avec le caractère débridé, dionysiaque, orgiaque des relations intimes entre Michel et Anne-Marie, en fin de
roman. Certaines phrases n'échappent pas aux clichés, mais l'auteur s'en dédouane avec une désinvolture qu'on lui pardonne volontiers. Dionysiaque? Les pions sont en tout cas bien placés pour
livrer une lourde charge contre l'institution religieuse catholique. Celle-ci est présentée "à l'ancienne mode", castratrice, vengeresse, punisseuse, écrasante: des Pères qui enseignent, des
curés mielleux, une morale malsaine. Jouant sur plusieurs tableaux, l'auteur charge Michel de vider les placards nauséabonds de l'Eglise, révélant ses luttes contre des hérésies pourtant
cohérentes, son histoire violente, les moeurs peu reluisantes de certains de ses hérauts et héros, etc.
Deux villes, deux décors, une culture
Paris et Lyon? Le récit se déroule au coeur des années folles - folles à Paris surtout, alors que Lyon est présentée comme le sanctuaire d'une bourgeoisie confite dans la production lucrative de
soie et de pâtes alimentaires. La vie parisienne permet à Lucien Rebatet de faire éclater son érudition dans le domaine des arts, et de la musique en particulier, dont il parle magnifiquement. Le
chapitre II, à cette aune, compose un panorama exemplaire de la vie culturelle de l'avant-garde parisienne - une avant-garde qui brûle Igor Stravinski après l'avoir adulé, qui se laisse tenter
par Arnold Schönberg, qui court les concerts, qui donne des notes aux écrivains et se veut toujours à la pointe des arts. A ce régime, Lyon peine à suivre. La description des concerts
lyonnais révèle des lieux et des actions plus poussives, et tend à dire que la province suit Paris avec au moins une mesure de retard - en matière de mode vestimentaire également.
Lyon reste cependant le décor essentiel de l'action et, à ce titre, endosse pour ainsi dire le rôle d'un personnage du roman, riche de ses qualités et de ses défauts, avec ses lieux qu'on
reconnaît immédiatement (le Café des Alpes, la rue Créqui, le cours Gambetta, la place Antique), ses zones d'ombre au bout des lignes de tram (que Michel révèle à l'occasion d'escapades), son
caractère, etc. Il y a aussi ses restaurants, ses spécialités culinaires, ses habitants même. Elle devient ainsi un lieu familier du lecteur, même s'il n'est pas du cru.
C'est donc à un roman d'amour dense et important que Lucien Rebatet invite son lecteur, à mille lieues de l'antisémitisme virulent des "Décombres" et des écrits magistraux qu'il a laissés
sur le cinéma. Deux éléments qui ont achevé la réputation de l'auteur - à telle enseigne qu'entre ces deux extrêmes, "Les deux étendards" se trouvent occultés, voire oubliés. Il est temps de
redécouvrir cet énorme volume...
Lucien Rebatet, Les deux étendards, Paris, Gallimard, 1951/2007.