Delphine Coulin a publié son roman
"Les mille-vies" aux éditions du Seuil dans le sillage de la rentrée littéraire 2008. Rédigé sur le ton de l'introspection, il relate une journée de tournage dans la vie d'une actrice de cinéma
prénommée Dorine, pour ainsi dire 24 heures, du matin au soir.
Il commence par la phrase "J'ouvre les yeux" - un incipit des plus pertinents pour un livre qui est consacré à la pratique de l'art cinématographique, côté mise en scène. Quelques descriptions et
choses vues, des notations à la façon des scripts de cinéma (costume du moment, coupe de cheveux), la nursery de l'hôpital du Val-de-Grâce, soulignent, en cours de lecture, l'aspect
visuel.
Mais l'introspection privilégie, c'est une lapalissade, le regard intérieur - et ici, c'est le regard rétrospectif qui est mis en avant. L'actrice arrive en fin d'un tournage et a déjà un bon
bout de carrière derrière elle. Extérieurement, son partenaire de jeu le lui rappelle, tant à la scène que hors champ: tout en la courtisant, il la renvoie, quelque part, à son âge. Et
intérieurement, ce bout de carrière donne tout son sens au titre de ce roman: mille vies, ce sont celles qu'on endosse successivement lorsqu'on joue des rôles dans plein de films, jusqu'à ne plus
guère savoir où se trouve la frontière entre réel et jeu. Seule limite que l'actrice s'est fixée: ne jamais porter ses costumes de scène à la ville, même s'ils s'y prêtent. Cela ne l'empêche pas
de les collectionner comme des reliques, chez elle - ce qui crée une porosité.
Il y a aussi les rôles qu'elle endosse par procuration: les répliques de films anciens ou célèbres qu'elle échange avec son partenaire, celles qu'il lui envoie à l'occasion. Et il y a aussi
les rôles qu'elle se fabrique dans la vraie vie, par exemple lors d'interviews: l'un des chapitres recense les questions qu'elle n'aime pas, un autre inventorie les choses qu'elle aime, en
français et en anglais, un autre encore énumère les prénoms des femmes que la narratrice a incarnées à l'écran - ce qui apporte un élément de rythme particulier au roman.
Tout est rôle, donc, tout est composition de personnages. Dès le début, du reste, le passage de la ville à la scène n'est pas présenté comme un transfert abrupt, mais comme une transition en
dégradés: Dorine se maquille pour se rendre sur le lieu du tournage, tout en sachant qu'on la maquillera autrement là-bas; mais on ne saurait sortir sans le masque des produits de beauté,...
costume d'un rôle à lui seul.
Et tout est dramatisation, pour peu qu'on le raconte, et dramatisation théorisée, pensée même. Par exemple, faisant réponse à l'incipit, bien en évidence car
constituant un paragraphe à elle seule, la dernière phrase du roman est "Je ferme les yeux". Littéraire à souhait, porté par une langue soignée, cet ouvrage qui s'achève en mode majeur après
avoir passé par de nombreuses demi-teintes et nuances dresse ainsi le portrait d'une femme à la fois une et multiple, multipliant à l'infini les perspectives, les histoires possibles, les portes
ouvertes vers autre chose.
Mise à jour: on en parle ailleurs... c'est-à-dire ici: Eireann, Malice, Clarabel, L'Ecume des Livres.
Delphine Coulin, Les mille-vies, Paris, Seuil, 2008.