Lu par Bonheur de lire.
Site de l'auteur: Michel Diserens.
Lu dans le cadre du défi Littérature suisse.
Michel Diserens fait partie de ces écrivains romands qui, en toute discrétion, tracent un sillon polymorphe qui, de livre en livre, les installe dans la durée. Connu pour ses romans policiers mettant en scène le personnage de Sophie Lanzmann, il vient de faire paraître, aux éditions Plaisir de lire, "Les Funambules de l'indifférence". Un roman qui vise à faire revivre la foule d'anonymes que constituent les gamines colombiens, enfants des rues contraints à la débrouille pour survivre, souvent en marge des lois, dans un contexte social qui, s'il paraît déprimant, n'empêche pas, bien au contraire, les grands éclats de rire.
C'est ce qui frappe le lecteur, en effet, à la lecture de cet ouvrage: si l'on excepte le premier chapitre, qui aurait mérité un statut particulier de prologue, on y rit beaucoup, y compris et surtout d'une adversité tenace: pris en tenaille par un jeu de gangs rivaux, lâché par un gouvernement qui veut voir la misère disparaître de ses rues quitte à l'éliminer physiquement, le monde de miséreux mis en scène doit se battre jour après jour pour subsister. Dès lors, l'auteur réussit à faire naître, sur le terreau ingrat d'un contexte social difficile, une oeuvre profondément et constamment optimiste.
Cet optimisme trouve sa meilleure incarnation formelle dans le genre très américain de la comédie romantique, dont le principe consiste à rapprocher amoureusement deux êtres que tout, a priori, sépare, avec un happy end de rigueur - ce qui fait que pour le lecteur, l'essentiel est de savoir comment "ces deux-là" vont finir ensemble. Influencé par la littérature anglo-saxonne - une influence assumée - l'auteur exploite cette structure narrative. En l'espèce, les "deux" en question sont ici un jeune homme, Nolberto Valenzuela, ancien enfant des rues devenu responsable d'une institution sociale, et Giovanna Hubascher, inspectrice comptable pour le compte d'une ONG occidentale susceptible d'allouer des fonds à l'institution de Nolberto. Le prétexte comptable est certes mis en évidence sur la quatrième de couverture; mais l'auteur le passe d'emblée au second plan pour raconter ce qui l'intéresse: une histoire d'amour. Et si l'aboutissement de cette histoire est connu de tous (malgré un doute, instillé d'emblée au premier chapitre pour ne pas donner à croire que tout est joué d'avance), son déroulement permet à l'auteur de faire passer son message social.
Un message social optimiste, ai-je dit, et dont la relation suinte la joie de vivre, swinguant au besoin sur des rythmes latino-américains, malgré l'adversité. Ce message ne manque cependant pas de lucidité, ni de passages difficiles à encaisser, à commencer par le premier chapitre, qui dépeint un moment de chaos à l'aéroport. L'auteur parvient à rendre ce désordre palpable en mêlant, dans un seul paragraphe, des faits et des points de vue divers et contradictoires: une phrase montre les agresseurs, une autre les victimes, une autre les autorités qui, plus ou moins complices, laissent faire et se contentent d'enquiquiner les gens normaux. La suite de l'ouvrage décline tous les problèmes sociaux inhérents à un pays difficile: misère matérielle, mafia endémique, drogues de toute sorte, alcool, prostitution - autant de cercles vicieux dont il est difficile de s'extraire. Mais il évoque également les fiertés du lieu, entre autres le café et les orchidées - et une aptitude supérieure à trouver le meilleur de ce que chaque instant de vie peut offrir. Ce qui permet la création d'un certain humanisme, dont Nolberto, jeune patron d'une institution sociale présentée en détail, est le porte-drapeau, l'espace d'un roman.
Et la géographie offre aussi à l'auteur l'occasion de montrer, sur la base de quelques éléments bien choisis, l'écart qu'il y a entre les pays qu'on dit riches et les mentalités colombiennes. Sous la plume de l'auteur, les Colombiens accusent parfois une certaine naïveté; mais il dépeint tout aussi bien la maturité exceptionnelle (par rapport à leur âge) des personnages colombiens mis en scène, rapidement éprouvés par la vie. Plus d'un dialogue, entre autres entre Giovanna et Nolberto, sont autant d'occasions de confronter deux mondes que le lecteur découvre très opposés, en dépit de quelques similitudes apparentes. Page après page, la question du bonheur est posée au lecteur: est-on plus heureux parce que l'on vit matériellement mieux? Ou l'essentiel ne réside-t-il pas dans les sorties du personnage de Ruben, âgé de six ans? Enfant, il recycle à sa manière le rôle classique du fou du roi, seul autorisé à dire au lecteur des choses que les personnages principaux n'osent pas échanger entre eux - parce qu'ils les trouvent embarrassantes mais tellement vraies.
Sortir de l'indifférence ces funambules de la vie que sont les gamines: tel est, m'a-t-il semblé, l'objectif du dernier roman de Michel Diserens. L'auteur est parvenu à leur donner une existence profonde et à offrir un regard neuf sur un aspect méconnu d'un pays dont on parle un peu. Cela, au travers d'un récit porté par un style naturel et fluide, empreint d'un optimisme à toute épreuve - et qui fait figure d'hommage à toute une enfance meurtrie, trop souvent irrémédiablement.
Michel Diserens, Les funambules de l'indifférence, Lausanne, Plaisir de lire, 2012.