Lu par Karine Fléjo, Laurence Lopez, Laure Verschuere.
Interview par Mary's Colors
Le blog de l'auteur.
Affaires de moeurs, odyssée en marge de l'Histoire, recréation d'une époque, portrait d'une certaine Méditerranée sur fond d'ectoplasmes: "Mathilde", roman de Jérome Cayla, est un peu tout cela à la fois. Autant dire qu'en plein été, c'est un dépaysement certain! Celui-ci a le goût du continent européen, dépeint en mode mineur, dès lors qu'il est question des environs de Pornic, et l'arôme de l'Afrique du Nord, dès lors qu'on accepte de se laisser emporter, en bateau, à travers la Méditerranée, au gré des aléas de personnages attachants.
Le début de ce livre a pourtant un côté bégayant: l'auteur propose un avant-propos, puis un prologue, avant d'entrer enfin dans le vif du sujet. Ce vif du sujet démarre lui-même comme un rappel du début du prologue: alors que le personnage très contemporain mis en scène dans le prologue a des problèmes de sommeil, c'est au saut du lit que le lecteur fait connaissance avec Mathilde au début du chapitre premier. L'auteur se montre cependant habile en présentant, dans son prologue, la maison bretonne qui servira de point de repère à tout le roman. Celle-ci est parfois personnifiée, grâce au choix judicieux de verbes suggérant des actions très humaines. Est-elle hantée? L'apparition d'un ectoplasme aux yeux de Marie, personne fort cartésienne, le laisse entendre, de même que quelques courants d'air fort opportuns. Seules manquent les portes qui claquent! Et de fait, le mystère de cette demeure, immuablement familiale, ne sera entièrement élucidé qu'en fin de roman. Cela, après moult péripéties...
Le corps du roman constitue ainsi une forme de vaste récit enchâssé. Certes, il aurait parfois gagné à être plus rapide, plus nerveux, notamment au début, lorsqu'il s'agit d'embarquer le lecteur, ou plus dramatique: la première traversée vers Saint-Louis paraît presque trop facile, trop touristique - si l'on excepte, évidemment, l'agression avortée de Mathilde, mal déguisée en jeune homme pour exercer son métier de mousse, par Fulbert - un "méchant" éjecté un peu trop vite, comme si l'auteur n'osait pas "tuer ses chéries", pour reprendre une expression chère à Stephen King (1).
L'auteur préfère exploiter les conséquences des actes de certains de ses personnages; en particulier, il utilise à fond les potentialités de Louis, qui allie, à la manière d'un Tartuffe, les qualités de séducteur et de bondieusard. Trempant le goupillon partout où c'est possible, il brise pas moins de deux ménages, peu désireux d'accueillir en leur sein les enfants d'autrui. Là naît l'une des caractéristiques les plus riches du récit, celle de la peinture d'un mode de vie à une époque donnée: l'auteur représente ainsi la position d'une société ancienne face à l'avortement et à la maternité, mais aussi les états d'âme des hommes face à l'infidélité de leurs épouses. Cela va de l'entente secrète entre conjoints (bonjour les secrets de famille, qui sont un filon inépuisable pour les romanciers...) au suicide. Chacune, chacun vit à sa manière les instants d'égarement - toujours possibles dans le contexte particulier des villages de pêcheurs que l'auteur a choisi de dépeindre - et leurs conséquences. Quitte à faire des anges...
Odyssée, ai-je dit. C'est l'autre versant du roman, celui qui fait voyager. Là, l'auteur joue avec habileté des ingrédients du romanesque, rapprochant des personnages à son gré. Il y a ainsi les deux muets qui finissent par se retrouver et s'entendre à merveille, ou l'éveil de Mathilde aux choses de l'amour - certes, on ignore si elle y a été initiée au sens biblique du terme, mais ses premiers émois sont suggérés tout au long du récit. Le lecteur regrettera sans doute qu'on ne sache pas vraiment ce qu'il est advenu de Paul, ami d'enfance de Mathilde, et de ses sentiments; mais il appréciera de découvrir sa proximité avec un jeune homme juif: bel exemple de rapprochement pacifique des peuples. Autre ébauche de thématique, qui aurait mérité quelques lignes supplémentaires: l'attirance contre nature, homosexuelle, entre Pierre et Robert, membres de l'équipage d'Armand.
L'auteur dépeint ainsi une société d'apparence figée, immuable comme la maison évoquée en début de récit, où les classes sociales sont bien marquées et où Dieu surveille tout le monde comme dans un casino (2), mais où il est possible de trouver des accommodements, voire de tracer sa route même si l'on n'est pas conforme à ce qui devrait sortir du moule. Cette vision embrasse la Bretagne, mais aussi l'Afrique du Nord, le Sénégal et ses comptoirs, et le monde musulman - où l'on goûte aux loukoums et au thé de menthe mais où la perspective de finir dans un harem a de quoi inquiéter tout personnage féminin - cela, sans compter les Juifs, ni les Grecs, également forts en commerce et en navigation marchande.
Le lecteur attentif aux choses formelles regrettera les nombreuses erreurs restées dans le texte édité - qui ne tiennent pas toutes de l'inévitable coquille: concordance des temps parfois aléatoire, majuscules et minuscules disposées à mal escient, etc. L'éditeur, de ce point de vue-là, aurait pu mettre davantage l'accent sur le travail de correction orthotypographique. Dommage! En effet, si Mathilde dit: "Personne ne veut m'écouter" au terme du prologue, tout lecteur de ce roman l'aura entendue jusqu'au bout, avec le plaisir d'avoir effectué un beau voyage sur l'Atlantique et la Méditerranée. Et tout un chacun l'entendra avec plaisir - sans faute.
(1) Il en use à plus d'une reprise dans Ecriture, pour dire qu'il ne faut jamais se gêner de semer d'embûches le parcours de ses personnages, parce qu'ils sont là pour ça.
(2) J'ai aussi vu le film de Martin Scorsese!
Jérôme Cayla, Mathilde, Saint-Etienne, Laura Mare, 2010.