Ils l'ont lu: Annabelle, Bouquinovore, Dans le pli, Dazibao, Heureuse, Myriam Thibault, Thomas 1111, Univers quantique,
Lu dans le cadre du défi de la rentrée littéraire (4/7).
Le blog de l'auteur et celui de Clément Mouhot.
Le théorème de Cédric Villani et Clément Mouhot a été énoncé en 2009. Voilà qui nous change de Thalès et Pythagore! Mais si je vous dis que ce théorème, apparemment capital dans le domaine de la recherche scientifique, touche à l'équation de Boltzmann et à l'amortissement Landau, il est probable que les histoires de carré de l'hypoténuse vous paraissent soudain aussi évidentes que la fabrication de l'eau tiède. Avec "Théorème vivant", qui est un récit véridique et non un roman (le mot me paraît avoir été soigneusement évité par l'auteur), le mathématicien Cédric Villani, médaille Fields en 2010, retrace la gestation et l'accouchement du théorème qui porte son nom et représente, semble-t-il, une avancée majeure en physique théorique.
Autant le dire d'emblée, en effet: les questions mathématiques qu'agite Cédric Villani dans cet ouvrage dont il est à la fois le personnage et le narrateur relèvent d'une haute voltige qu'il n'est pas facile de suivre (c'est le moins qu'on puisse dire) pour l'humble mortel que je suis. Le lecteur peu matheux pourra cependant prendre du plaisir à sa lecture de ce livre d'une manière différente, en appréciant la musique poétique que peut créer l'énonciation d'hypothèses et de questions mathématiques - agrémentées à plus d'une reprise d'équations dûment transcrites. Ce jeu-là, à la fois sonore et ésotérique, commence dès le premier chapitre, qui reproduit des discussions entre Cédric Villani, le jeune et talentueux professeur, et Clément Mouhot, son (encore plus) jeune et talentueux assistant. Plus loin, la transcription de courriers électroniques retrace l'effervescence de leur collaboration.
Si le coeur du théorème ne manque pas de paraître abstrait, l'auteur a la présence d'esprit de truffer son récit de passages en italique donnant des informations sur les mathématiciens d'hier et d'aujourd'hui qui ont émaillé son parcours. Les amateurs de culture générale seront comblés! Ces passages peuvent être biographiques (on se souvient de John Nash, personnage du film de Ron Howard "Un homme d'exception"? Il est là! De même que l'énigmatique Grigori Perelman ou Donald Knuth, "le dieu vivant de l'informatique", concepteur du logiciel TEX de notation des formules mathématiques), ou aborder un problème mathématique fameux, à l'instar de celui des quatre couleurs. Rehaussés par de magnifiques portraits signés Claude Gondard, ces passages ont aussi la portée d'un respectueux hommage de la part d'un auteur dans la trentaine, qui tutoie les hautes sphères des mathématiques.
Et puis mine de rien, l'auteur n'oublie pas, dans le style simple et dépourvu d'effets qui est le sien, de dire qu'il est aussi un être humain qui assume ses coquetteries: lavallières extravagantes et broches en forme d'araignée. Il donne à voir sa famille, cite son épouse, montre ses enfants en train de jouer ou d'assister aux congrès. On le voit même sensible aux charmes des dames qu'il est appelé à côtoyer, dans l'avion ou dans des assemblées d'étudiantes en mathématiques. Et puis il y a les ressentis face à certains honneurs réservés aux mathématiciens de haut vol, comme l'enviable Médaille Fields, une nomination professionnelle prestigieuse ou un séjour à Princeton, face auxquels une certaine humilité non exempte de superstition est de mise. Il y a les revers qui font douter, les succès qui galvanisent bien sûr... Et enfin, l'auteur ne manque jamais une occasion de rappeler que pour lui, une équation peut être belle, élégante; le lexique de l'esthétique est mis à forte contribution pour décrire tel résultat, telle manière d'y arriver.
Et tout se termine autour d'un verre de tokay (voire plus...) bu en Hongrie, patrie de nombreux mathématiciens de grande renommée. Ce qui rappelle que même lorsqu'on plane dans les hautes sphères scientifiques, il n'est jamais interdit de goûter également aux plaisirs les plus terrestres. "Théorème vivant" est donc le portrait d'un mathématicien brillant qui tient à rappeler qu'il est aussi, et avant tout, un être humain, profondément humain et manifestement épanoui.
Cédric Villani, Théorème vivant, Paris, Grasset, 2012. Illustrations de Claude Gondard.
Photo: Joël Philippon/Le Progrès.