Lu par Camille, Enlivrons-nous, Le Globe Lecteur, Méloë, Shangols, Tournez les pages, Ursula Michel, Véronique D., Wodka.
Lu dans le cadre du défi "Rentrée littéraire".
Dernier livre lu en 2011!
Prix Populiste 2011 - félicitations à l'auteur!
Impossible situation que celle de l'interprète d'un centre de détention! C'est pourtant cela que dépeint Shumona Sinha dans son deuxième roman, paru l'automne dernier. Et l'impossibilité de vivre la situation d'interprète pousse la narratrice à assommer un homme avec une bouteille de vin. C'est donc au commissariat qu'on la rencontre... et qu'elle initie, à la première personne, un récit qui oscille entre souvenirs et ressentis, entre analyse sociale et introspection.
L'impossibilité de vivre le métier d'interprète est ici dépeinte au travers des multiples pressions dont elle fait l'objet. Pressions morales et verbales émanant des personnes migrantes, d'abord: celles-ci aimeraient bien que l'interprète leur donne un coup de pouce; d'autres acceptent mal qu'une femme s'occupe de leur cas, considèrent même que l'interprète n'est pas des leurs, puisqu'elle a un emploi dans le pays où ils entendent être autorisés à résider.
Pression des collègues, aussi, qui n'ont pas forcément le même point de vue sur la neutralité de l'interprète ou sur des produits culturels - l'auteur place en cours de roman une allusion à Syngué Sabour. Pression d'avocats qui aimeraient que l'interprète traduise dans le sens de leurs plaidoiries et gomment les hésitations et tergiversations de leurs clients...
... et surtout, pression existentielle. La qualité d'interprète de la narratrice la positionne entre deux mondes entre lesquels elle ne doit pas choisir. Cet entre-deux imposé par sa profession se retrouve, métaphoriquement, dans la narration de son existence, où elle court en permanence le risque de n'être reconnue par aucun des acteurs qui l'entourent. "Passée de l'autre côté", elle n'est plus vraiment perçue comme appartenant à son groupe ethnique d'origine; et le groupe ethnique d'arrivée, auquel elle s'est intégrée, ne l'adopte pas non plus complètement. Cette situation instable trouve aussi une illustration dans l'instabilité affective de la narratrice, qui cumule les aventures sentimentales/sexuelles sans lendemain. A ce titre, elle n'est pas sans rappeler Madhuban, la jeune femme mise en scène dans "Fenêtre sur l'abîme", premier roman de Shumona Sinha.
Le lecteur qui a effectué des travaux de traduction dans sa vie sera aussi sensible, ici, à la pression des mots - ceux qu'on dit ou qu'on traduit, ceux qu'il faut comprendre entre les mots également, ceux qui mentent alors que les gestes démentent... L'activité d'interprétation est volontiers présentée par la narratrice comme une gymnastique de la langue. Derrière cette gymnastique, se trouvent les discours, souvent grossièrement mensongers, souvent astucieux - à telle enseigne que cela fait rire l'interprète - un rire désespéré plutôt qu'un moment de détente, on s'en doute.
Ainsi positionnée à la croisée d'intérêts contradictoires, la narratrice ne prend parti pour personne, ni pour les demandeurs d'asile, ni pour l'administration tracassière à laquelle il faut que les requérants racontent leur histoire, ni même les autres interprètes ou le personnel judiciaire. La narratrice offre ainsi au lecteur tous les outils pour juger lui-même les difficiles situations relatées dans ce roman, à partir d'un point de vue sans concession, qui dérange plus d'une fois.
Shumona Sinha, Assommons les pauvres!, Paris, L'Olivier, 2011.