Longtemps attendu, le troisième tome des vicissitudes de Robert Langdon, "Le Symbole perdu", vient de paraître aux éditions J.-C.
Lattès. Rappelons-en brièvement les enjeux: le plus célèbre des sémioticiens se retrouve embobiné dans une histoire dont l'enjeu est l'avenir du monde, avec en victimes choisies le professeur
Peter Solomon, franc-maçon de mérite, et un certain Mal'Ach dans le rôle du méchant. Le tout, avec pour décor les plus célèbres monuments de Washington, capitale des Etats-Unis, la Rome du
Nouveau Monde.
Le lecteur comprend assez vite que Washington, cité qui porte le nom d'un de ses pères fondateurs, est également un haut lieu de la franc-maçonnerie; il comprend simultanément que cette société
discrète occupera dans ce récit une place prépondérante - ce qui change un peu de la religion catholique, qui occupe le premier plan des précédents romans "Anges et démons" et "Da Vinci
Code". de Dan Brown. Celui-ci ne lésine pas sur les explications théoriques; il a cependant l'habileté de les faire intervenir par différents canaux: une fois c'est le professeur qui explique à
ses étudiants, une fois c'est le méchant de l'histoire, une autre fois c'est la soeur de Peter Salomon, Katherine. Dans une certaine mesure, cela évite de leur donner une apparence trop
lourde.
De là, l'auteur bascule dans des sciences méconnues, en particulier la noétique, science de la pensée, rattachée à la philosophie. Qu'en penser? Le personnage de Katherine Solomon pose
l'hypothèse que la pensée a une vraie force, capable de changer les choses. Dans un premier temps, on songe bêtement à la télékinésie, ce qui suffit à faire basculer le récit dans du Stephen King
l'espace d'une seconde. Cela intervient en page 73, alors que rien n'est joué; dès lors, le lecteur est en droit de se demander si la discipline de Katherine Solomon est vraiment sérieuse.
Flatter le lecteur
Et c'est là qu'on arrive à l'une des faiblesses principales du récit. Celui-ci, en effet, flatte le lecteur par au moins deux biais. L'un d'entre eux consiste à utiliser comme fondements non pas
les théories et hypothèses les plus réelles ou les plus vraisemblables, mais celles qui sont les plus porteuses du point de vue romanesque. Un système pratiqué par de nombreux auteurs, tels
Alexandre Dumas.
En l'espèce, la franc-maçonnerie semble plus sexy si l'on met en avant son jeu frappant de rituels et de symboles - ce que fait l'auteur. Or, la franc-maçonnerie n'est pas un jeu d'énigmes
mais un pari bien plus profond qui, fondé sur la seule certitude humaine (nous sommes vivants!), considère que l'humain est perfectible et que ce perfectionnement peut naître de l'effort de
chaque personne, initiée ou non (de même que M. Jourdain fait de la prose sans le savoir, il semblerait qu'on puisse faire de la franc-maçonnerie sans le savoir). Or, cet aspect "pouvoir de la
pensée" est absent de l'image que l'auteur renvoie de franc-maçonnerie - à l'en croire, c'est plutôt une équipe de bonshommes qui courent après une pyramide de pierre et d'or. Il est bien plus
présent dans la description qu'il donne de la noétique, en revanche, paradoxalement...
Le deuxième élément flatteur peut être résumé par l'idée que Dan Brown sait très bien tirer les bonnes ficelles pour que le lecteur se sente vachement intelligent en lisant "Le Symbole perdu".
Pensez donc: celui-ci se sent invité à découvrir les grands arcanes de la franc-maçonnerie, société discrète la plus célèbre et la plus mystérieuse qui soit. Facile, à ce régime, de donner à
chaque lecteur l'impression de découvrir un secret. Reste à savoir si celui-ci repose sur autre chose que du vent... et compte tenu des choix d'hypothèses de l'auteur, il convient de
suspecter chaque page d'être une vérité puissamment romancée, voire une contre-vérité, pour ne pas dire un mensonge. Reste qu'au premier degré, si l'on a oublié son esprit
critique au vestiaire, on a l'impression valorisante d'apprendre des choses.
Un professeur aux compétences limitées
Ces choses portent sur l'aspect le plus ostentatoire de la franc-maçonnerie, et peut-être le plus accessoire - puisque, nous l'avons suggéré, la franc-maçonnerie est plus un art de (mieux)
vivre qu'un art des mystères. Le lecteur amateur de jeux de
pistes sera comblé: carrés magiques, étymologies méconnues, alphabets cryptés, astuces et symboles abondent dans ce roman. C'est là que Robert Langdon montre quelques limites assez
peu compréhensibles pour un professeur d'université, en particulier lorsqu'il ne repère pas le "Laus Deo" de l'ultime carré symbolique (du reste traduit par "Gloire à Dieu", ce qui est
peut-être un peu différent de "Louange à Dieu"). Sur ce coup-ci, on lui accordera les circonstances atténuantes: éprouvé par une nuit délirante, Langdon est fatigué...
On l'attrape aussi en flagrant délit de simplification abusive lorsqu'il attribue aux seuls Arabes la paternité du zéro (qui provient de l'Inde, en fait) et passe sous silence le fait
que dans certains pays dits "arabes", on utilise des chiffres "arabes" qui ne sont pas les nôtres - les philatélistes confirmeront, à l'instar de l'illustration ci-contre.
Des ficelles éprouvées
Dan Brown recourt par ailleurs à des ficelles éprouvées pour faire avancer son
récit. On songe naturellement à l'exercice du déguisement, inhérent au personnage de Mal'Akh, à la fois tatoué et maquillé. Les lecteurs les plus fidèles penseront sans doute à quelques
retournements de situation reposant sur le même ressort dans "Da Vinci Code", en particulier lorsqu'il s'agit de banques suisses (qui ont une réputation d'habileté à dissimuler, soit dit en
passant). L'auteur aime par ailleurs jouer du flash-back, et en fait un usage un peu trop fréquent pour être de bon aloi - sous différentes formes: souvenirs, rêves, scènes de vie.
Enfin, c'est une scène de reconnaissance des plus classiques (usée jusqu'à la corde, de Sophocle à Olivier Descosse en passant par Luke Skywalker et "Les Noces de Figaro") pour accentuer le
côté tragique de certain épisode du récit. Le suspens est systématiquement amené par des ralentissements dans la narration - une narration déjà dense au départ, puisqu'il s'agit de concentrer en
six cents pages une seule nuit - et, en particulier, sa première moitié.
Et puis, l'on admettra volontiers que les francs-maçons, persécutés en Europe, ont exporté leurs secrets. Mais pourquoi Diable l'auteur veut-il que tous ceux-ci se retrouvent en mille
morceaux... se trouvant tous à Washington? Une organisation ayant des antennes partout dans le monde aurait été bien mieux inspirée de répartir ses arcanes partout sur le globe. Or, tout
ce roman part de l'idée que ces objets énigmatiques, présentés comme porteurs d'un secret pouvant changer la face du monde, se trouvent à Washington. Damned: une personne qui
sait peut facilement les rassembler, sans même prendre l'avion! Au premier degré, c'est un peu difficile à croire. Mais il est permis de soupçonner l'auteur d'avoir voulu montrer ainsi
que... Washington, donc les Etats-Unis, gouvernent le monde, y compris par les voies les plus souterraines. Cela me rappelle tous ces films mille fois vus où ce sont les USA qui sauvent
le monde de dangers divers (météorites, épidémies, etc.). En l'espèce, c'est même la CIA, présentée comme le gentil qu'on ne reconnaît pas comme tel, qui joue le rôle de la
cavalerie. Péché d'orgueil? A vous de juger.
De même, à vous de juger si cette lecture vous tente! Elle ne devrait cependant pas être prise... pour parole d'Evangile. Personnellement, je veux croire que la franc-maçonnerie va
plus loin que ce qu'en montre cet ouvrage.
Dan Brown, Le Symbole perdu, Paris, Jean-Claude Lattès, 2009.
P. S.: j'invite plus particulièrement toute personne connaisseuse de la franc-maçonnerie, initiée ou non, à réagir ou à nuancer mon approche
au besoin.
Merci aux éditions Jean-Claude Lattès et au site Blog-O-Book pour cet ouvrage et l'occasion ainsi donnée de le commenter, en toute liberté.
Vous trouverez des textes sur la franc-maçonnerie sur le site Esoblogs, qui m'a aussi informé dans le cadre de ce billet et que je remercie au passage.