Savatie Bastovoi, jeune écrivain vivant à Chisinau, est peut-être le premier écrivain moldave jamais traduit en français. Rendons avant tout hommage à sa traductrice, Laure Hinckel, qui a su donner à ce texte une musicalité propre, qui dépasse la simple restitution du sens des mots. Quant au roman, que les éditions Jacqueline Chambon ont eu la bonne idée de publier, son titre est intrigant: "Les lapins ne meurent pas". Il fait référence à un dialogue imaginaire entre un personnage et Lénine. Le ton est ainsi donné: Lénine répand sa bonne parole, et son ombre est omniprésente, bien après sa mort, dans ce récit campé dans la Moldavie rurale des années 1980.
C'est à travers le regard de Sasha, neuf ans, le simplet de service, le fils de paysan qu'on chahute parce qu'il arrive en retard aux cours, qu'il a des poux et qu'il sent mauvais, que l'on suit un récit qui s'étend sur une année scolaire. Enfant simple, d'accord - mais aussi un personnage avide de transcendance. Or, comment faire lorsqu'on est très loin de la notion de Dieu, étrangère à l'athéisme de l'Etat communiste? Le culte de la personnalité de Lénine peut faire l'affaire. L'auteur, lui-même religieux, démontre du reste ce culte avec des recettes littéraires pertinentes.
En particulier, le récit intègre, à la manière d'"inserts", des scènes où un Lénine rêvé dialogue avec des gens ordinaires, des agriculteurs, des ouvriers, par exemple pour rappeler que les arbres sont bons pour la nation et qu'il faut les préserver. De manière moins onirique, la figure de Lénine apparaît un peu partout, sous forme de tableaux ou de légendes relayées à son sujet, plus ou moins crédibles et vérifiables - l'essentiel étant que les élèves de l'école primaire aient de lui la vision édifiante d'un grand homme qui alignait les bonnes notes à l'école, écrivait bien (et si sa calligraphie s'est détériorée, c'est qu'il a souffert en prison), etc. Cela, sans oublier que ce qui n'entre pas dans les vues du léninisme est forcément fasciste, ni l'idée qu'on vit forcément mieux en Union des républiques socialistes soviétiques que dans le monde des capitalistes, où les enfants sont pauvres, ne vont pas à l'école, souffrent mille tourments, n'ont pas de tartines beurrées le matin, etc.
Face à cela, Sasha ne fait guère usage d'esprit critique. Au lecteur de s'y mettre. Et il ne peut qu'être choqué par l'écart considérable entre le discours ambiant qui glorifie les conditions de vie sous le régime soviétique et la dureté de l'existence effectivement vécue. Une existence où l'on ne saurait couvrir un collègue de classe, où la maîtresse est une garde-chiourme qui n'hésite pas à enfoncer les élèves mauvais (ou ceux qu'elle a décrétés tels), que ce soit par des châtiments corporels (on a la taloche facile) ou par l'humiliation bien sentie - avec, en particulier, celle consistant, honte suprême pour l'enfant, à être recalé à l'entrée chez les "pionniers".
Plus largement, c'est aussi une société que l'auteur présente, une société qui a aussi ses difficultés, qu'on n'a pas forcément envie de voir: les gênes qui naissent lorsque l'on vous massacre les fleurs que vous devez porter à telle ou telle célébration, les ballons plus ou moins chers que tout le monde ne peut pas s'offrir, l'enfant qui doit collaborer aux travaux de la ferme. Elle a aussi sa science, parfois serinée en une spirale obsédante aux allures scolaires. Face à cela, Sasha refuse d'être désenchanté. Assoiffé de mysticisme, on le retrouve donc souvent en forêt - peut-être pour trouver un Dieu qui se construit une très longue échelle pour monter au Ciel?
Savatie Bastovoi, Les lapins ne meurent pas, Paris, Jacqueline Chambon, 2012, trad. Laure Hinckel.