Mes cogitations furent amples (illustration puisée ici); c'est pourquoi j'ai décidé de scinder mes réponses en deux épisodes. Voici le premier. Certains exemples pourront surprendre; j'espère qu'on ne m'en voudra pas. J'ai choisi de la jouer extrême, parfois, afin de frapper les esprits et de me montrer le plus clair possible, en jouant sur les contrastes. Alors voilà...
Êtes-vous sensibles à ce débat ("bonne ou mauvaise littérature") ou vous indiffère-t-il? Sensible, forcément. Sans quoi ce billet n’existerait pas…
Avez-vous une opinion quant au sujet?
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- 1. Parler de bonne et de mauvaise littérature vous choque-t-il ou non?
Parler de bonne et de mauvaise littérature ne me choque nullement. Reste à savoir en fonction de quoi… Une œuvre d’art digne de ce nom (et une création littéraire en est une, en principe - on admettra qu'elle va plus loin que la simple production de l'esprit) devrait parler de manière équilibrée aux trois dimensions de la personne humaine : physique (les tripes), intellectuelle (le cerveau rationnel) et spirituelle (l’âme, l’esprit de finesse). Pour faire court, elle doit donc savoir à la fois émouvoir, donner à réfléchir, interpeller le lecteur au plus profond de lui-même, déranger, réconforter. Une création littéraire qui ne toucherait qu’aux tripes, par exemple en faisant larmoyer le lecteur avec une histoire d’amour convenue, avec des personnages stéréotypés, rédigée dans un style pauvre, aura forcément un handicap dès lors qu’on voudra la classer dans les rangs de la bonne littérature. A l’inverse, une littérature trop intellectuelle paraîtra froide, voire ennuyeuse, en dépit d’une posture intello qui, en fait, s’avérera vite artificielle et prétentieuse.
Ce qui amène la question des quatre éléments clés qui font un bon roman : une bonne idée, une bonne intrigue, de bons personnages et un bon style. Si tout cela est présent de manière harmonieuse, le résultat devrait être bon. Si trois éléments sur les quatre sont géniaux, on peut considérer que le résultat pourra rester bon même si le quatrième élément est faible (p. ex. le style). En revanche, si deux de ces ingrédients font défaut, le résultat va quand même s’avérer franchement boiteux.
On pourrait aussi ajouter qu’une « bonne » littérature devrait être novatrice, ne pas répéter ce qui s’est fait avant, oser prendre des risques. Enorme gageure, à une époque où l’on a l’impression que tout a été dit sur tous les tons ! On peut aussi avancer qu’une littérature sera meilleure si elle fait un usage pertinent et ciblé d’outils recherchés. Et pour en finir avec les aspects formels, je suis certain qu’il existe aujourd’hui des poètes géniaux qui écrivent en vers classiques, selon les règles de Malherbe et Boileau – simplement parce qu’ils auront prouvé qu’une forme immémoriale reste idéale, aujourd’hui encore, pour dire quelque chose de notre monde. Je pense ici à Claude Seydoux, ou à Aline Morzier - pour ne citer que deux noms de poètes suisses vivants.
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- 2. Que pensez-vous de la prétention de certains critiques littéraires à objectiver ce qui est bon et ce qui ne l’est pas?
C’est bon, c’est mauvais, OK – mais il faut quelques arguments à l’appui. Si un critique les a, ces arguments, il sera bon aussi (et – qu’on arrête de nous bassiner avec Philippe Destouches – la critique est un métier difficile !). En revanche, s’il démolit un livre pour le seul plaisir de faire un bon mot, c’est plus douteux. D’où la nécessité d’un bagage théorique – qui peut être le fruit d’études ou d’une solide expérience panoramique de lecteur.
Je distingue trois, voire quatre postures en ce qui me concerne. J’attends d’un journaliste critique littéraire qu’il aille plus loin que la simple dualité « j’aime/j’aime pas ». En tant que lecteur, mon goût seul décide en dernier ressort. En tant que blogueur, j’essaie à nouveau d’analyser mes propres impressions afin de les transcrire en mots. Et aussi de démontrer et de mettre en perspective certains éléments de fonctionnement du texte lu. Enfin, en rédigeant des critiques pour le journal "La Liberté", j'ajoute un supplément d'esprit de synthèse pour dire l'essentiel et donner envie de lire. J’espère y parvenir… et réaliser ainsi, à mon tour, la première posture.
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- 3. Inversement, comment jugez-vous le relativisme du lecteur lambda? La subjectivité se suffit-elle à elle-même pour évaluer la qualité d’un roman?
Euh, ben face au critique (qui nourrit les listes à lire, ou LAL), le lecteur reste libre de ses choix, et ceux-ci sont éminemment subjectifs. Je ne lis pas un livre parce que Pierre Assouline m’a dit qu’il était génial, mais parce que je suis certain, au moment de l’achat en librairie, que ça va me plaire. Quitte à m’en mordre les doigts au moment de la lecture, mais l’erreur de casting est un risque à accepter, surtout si l’on aime la découverte.
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- 4. « Science de l’art » : réalité ou aberration?
A partir du moment où l’on développe une argumentation pour dire que telle ou telle littérature est « bonne ou mauvaise », cela va déboucher sur une forme de théorisation scientifique, ne serait-ce que pour dégager les tendances d'une époque. La recherche d’arguments de bon aloi, si possible en utilisant un vocabulaire précis, est pertinente et ne saurait être assimilée à de la pédanterie, à moins qu’elle ne devienne un simple jeu sur les mots, esthétiquement stupéfiant mais vide de sens (et certains critiques, de niveau universitaire entre autres, sont doués à ce petit jeu-là, jouant avec un public qui se dit: "Je ne comprends rien, ça doit être génial!").
Après, la science mène à tout… à condition d’en sortir, de s’en détacher, de trouver la voie qui nous est propre en utilisant ses outils et en s’en forgeant d’autres au besoin.
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- 5. Quels critères objectivables concourent selon vous à la qualité d’un roman?
Voir question 1.
Il est possible d’ajouter ici une approche en termes de finalité – à savoir se demander si tel ouvrage littéraire atteint l’objectif qu’il s’est fixé. Pour prendre un exemple choc qui parlera à tout le monde, un roman érotique qui ne fait pas bander son lecteur manque sa cible, et ne saurait donc être considéré comme bon. De même, dépeindre la franc-maçonnerie ou l’église catholique comme le fait Dan Brown est un échec et une tromperie, en ce sens que ces institutions ne sauraient se résumer honnêtement au « Code perdu », ni au « Da Vinci Code ». Sans quoi elles (lesdites institutions) n’auraient pas eu le succès séculaire et mondial que l’on sait ! Echec d’autant moins pardonnable que, paraît-il, Dan Brown ne travaille pas tout seul sur ses livres.
Après, évidemment, les buts des écrivains sont parfois plus subtils : divertir, témoigner de leur époque, critiquer un régime politique, révéler un aspect insoupçonné de l’histoire ou de la société, célébrer un terroir, expérimenter de nouvelles voies stylistiques, offrir un regard neuf sur un sujet ancien, etc. Bien sûr, l’un n’empêche pas forcément l’autre… Tout cela va créer des échos organiques, allant plus loin que l’application mécanique de recettes apprises, à l’intérieur du livre, et entrer, ou non, en résonance avec le lecteur, dans tout son être.
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- 6. Si un livre/auteur est « mauvais », comment comprendre le succès qu’il emporte auprès d’un certain lectorat?
Cela pose la question de tout ce qu’il y a autour du livre/auteur en question. Lire des romans américains donne un style au lecteur, c’est une des raisons qui font que ça peut marcher: lire Paul Auster, ça vous donne tout de suite une aura appréciable d'intello! Le simple scandale peut offrir le succès à des livres bons ou faibles – qu’on pense à Michel Houellebecq, qui polarise les opinions mais est au moins aussi connu pour son ses propos sulfureux (en interview, par exemple) que pour la qualité de ses romans. Il y a le marketing, les prescripteurs, le réseau, la capacité de l’éditeur à occuper l’espace, les avis des libraires en librairie (sont-ils sincères ?), etc. Le succès d’un film adapté d’un livre peut faire son succès par effet boomerang – je pense au roman « La Moustache » d’Emmanuel Carrère, adapté pour le cinéma longtemps après sa première édition: cela a dû relancer les ventes.
On peut aussi se demander si un auteur perçu comme « mauvais » pour des raisons extralittéraires ne peut pas avoir lui aussi produit de la « bonne » littérature, ou considérée comme telle. Est-ce forcément malin, de la part du lecteur, de rejeter tel livre parce que son auteur a, dans sa personnalité, une caractéristique qui lui déplaît ?
La suite demain...