Argent liquide? Chutes Victoria? L'eau constitue un élément central du roman "La fumée qui gronde", publié récemment par arHsens édiTions, qui ont eu la main heureuse en mettant le grappin sur ce manuscrit. Cadre chez Natixis, Philippe Zaouati, l'auteur, connaît le contexte qu'il entend dépeindre: celui des traders du début du vingt et unième siècle, entre les attentats du 11 septembre 2001 et la crise (la tempête, pourrait-on dire) des subprimes.
C'est en effet lorsque le personnage principal de ce roman, golden boy de la plus belle eau, se retrouve aux chutes Victoria que le lecteur comprend le sens premier du titre du livre qu'il tient entre les mains - tant il est vrai que le nom originel de ce monument naturel a ce sens. Ces cascades, débauche de liquide qui s'écoule face à des touristes béats, constitue la métaphore ultime du capitalisme qui dépense et vit même à crédit. C'est aussi l'image de l'effondrement d'une certaine manière de vivre le libéralisme, dont le personnage de "La fumée qui gronde", narrateur de ce roman, est présenté comme un des acteurs de premier ordre.
C'est que le narrateur, Emmanuel, est trader... les lecteurs sensibles à l'actualité économique apprécieront de se replonger dans les ambiances qui prévalaient lors du déclenchement de la crise des subprimes, il y a quelques années. La scène initiale du roman est du reste des plus fortes, et revient de façon récurrente: elle montre le narrateur en train de quitter son bureau auprès de Lehman Brothers, un carton plein d'effets personnels entre les mains. Ainsi s'achève, telle l'eau qui rejoint les égouts, la carrière d'un brillant banquier. Ainsi tourne, au gré des hauts et des bas de la Bourse, la roue de la fortune.
Le trader, personnalité pourrie par le fric et l'appât du gain? C'est bien un peu ça que relate l'auteur de "La fumée qui gronde". Reste qu'il ne bascule ni dans la compassion à deux balles (après tout, c'est la faute de la société, hin-hin), ni dans la condamnation sans sommation (après tout, c'est la faute de cette clique de négociants casse-cou). Pour éviter l'écueil, il choisit de peindre une tranche de vie d'un personnage principal traumatisé par les événements du 11 septembre 2001, mais aussi fondamentalement attaché à des valeurs bien terre-à-terre, même s'il n'est pas très doué pour faire valoir cet attachement. Ainsi ce roman fait-il alterner des pages froidement bancaires et financières et des passages où la vie familiale et l'existence du coeur prennent le dessus. Et c'est de ce parallélisme, lourd de tensions, entre la prison du succès bancaire et l'aspiration à une vie quand même humaine que naît la force de ce roman.
Le lecteur découvre donc que, oui, un trader aux élans prédateurs, fasciné par les lions (cf. le safari à Livingstone, en Afrique australe), peut avoir un coeur. Il regrette par exemple de ne pas être en mesure de créer une nouvelle relation sentimentale stable après son divorce. Par ailleurs, on le voit très touché, et pas en bien, par le fait que son ex-femme, avec laquelle il est resté en bon termes, se permet d'acheter à sa place les cadeaux qu'il destine à son fils: passer au magasin pour se procurer une console de jeux Sony est déjà un acte d'amour pour lui, un investissement très personnel. Tout au long du roman, du reste, le lecteur est appelé à assister à la construction problématique, pour ne pas dire impossible, d'une relation entre un père, Emmanuel, et son fils, Sam, organisée entre deux avions et sur les deux rivages de l'Atlantique.
C'est qu'un trader relève forcément des coulisses d'une hyperclasse mondialisée qui ne connaît pas de frontières! Ainsi le lecteur est-il invité à se balader entre l'Amérique du nord (New York), l'Amérique centrale (Cancún), l'Europe (Londres, Marseille) et l'Afrique australe (Livingstone), terre où se trouve le fin mot de tout ce récit. On n'est certes pas dans un roman à l'intrigue massive; en revanche, le lecteur va découvrir, au fil des pages, le portrait littéraire complexe d'un trader, certes cynique par instants, pitoyable en d'autres lieux, mais aussi capable de magnificence, d'excellence et même d'amour. Bref, un être humain comme vous et moi, à trois dimensions au moins, ballotté entre ses intérêts et contraintes comme l'est une barcasse navigant au gré des flots.
Et à titre personnel, j'ajoute que le roman de Philippe Zaouati, narration de la destinée d'un trader qui va à vau-l'eau (voir la couverture!), m'a offert l'occasion de donner corps, au travers d'un personnage susceptible d'émouvoir le lecteur, aux ouvrages théoriques de Myret Zaki sur la crise, en particulier "UBS, les dessous d'un scandale" ou, dans une moindre mesure, "La fin du dollar".
Philippe Zaouati, La fumée qui gronde, Boulogne-Billancourt, ArHsens édiTions, 2011.