La montagne inhospitalière? On pourrait croire à un cliché de la littérature alpestre. Ecrit par la Valaisanne Gwénaëlle Kempter, le roman "Le Maître-Loup" démontre que les monts n'ont pas encore livré tous leurs secrets et que les auteurs peuvent produire de belles pages encore sur ces rochers qui nous entourent. Cela, surtout si l'on nimbe ce décor d'une ambiance post-apocalyptique d'ère glaciaire... avec de véritables humains dedans.
Véritables? C'est peu de le dire, tant la montagne, environnement difficile et sans concession placé sous la neige et les glaces, oblige chacun à ne pas (se) mentir et à aller à l'essentiel. L'auteur adapte son style aux conditions qu'elle dépeint, se limitant à placer un décor dépouillé de roches grises et noires et de glaciers lourds de dangers. Les personnages eux-mêmes sont rares et dispersés; c'est à travers les yeux d'Aleksei que le lecteur est invité à suivre le récit. Un Aleksei qui n'a qu'un seul but: survivre dans la blancheur hostile.
Le refus de toute hypocrisie passe par le rejet de toute religion institutionnelle, et en l'espèce, de la religion catholique. Cela, l'auteur le souligne par trois épisodes frappants. Il y a d'abord la mise en évidence du côté hypocrite des faire-part de deuil, qui soulignent souvent un courage que le défunt n'a jamais eu face à l'agonie et à la déchéance physique: comment peut-on croire au courage d'une personne dont les intestins se relâchent? Ensuite, il y a le rejet de la figure maternelle d'Aleksei, figure croyante et fervente mais pas forcément à bon escient: "Et toi, qu'as-tu fait pour éviter cela?" demande-t-il un jour à sa mère, qui lui a répondu: "J'ai prié" - prière vue comme dérisoire face au rapide dérèglement climatique qui préside à ces pages. Enfin, Aleksei refuse de rester au sein de la congrégation de frères où il subit quelques soins. Il lui en restera cependant un souvenir: Taranis le chien.
C'est que si la religion institutionnelle est évacuée (elle est rendue impossible, du reste, par une société éclatée et individualiste où chacun se débrouille pour survivre), cela n'empêche pas les superstitions, ni les dieux personnels. Il arrive par exemple que, dans la tête d'Aleksei, éclate un "Bon Dieu!". Aleksei écoute par ailleurs volontiers tel ecclésiastique qui lui parle du signe du loup ou prédit son avenir. Cela, sans parler de l'inquiétude aux contours mal définis que suscite la pensée de la vie en plaine, où les épidémies font rage, venant s'ajouter au froid. Et puis, il y a l'instinct du personnage principal... il y croit; jamais il ne l'a trompé.
La solitude est le lot du personnage principal, farouchement solitaire, en tout cas dans la première partie du récit, justement nommée "Solitudes". Le lecteur se demandera peut-être, tout au long de cette première partie, pourquoi on l'invite à suivre un personnage aux buts aussi minimaux. L'intérêt naît de l'interaction avec quelques semblables, dès la deuxième partie, "Rencontres". Des rencontres dures à vivre, mais qui finissent par jalonner un parcours qu'on découvre exemplaire: prise en charge d'un enfant dont la mère est condamnée, amours aussi passagères que la floraison d'un végétal au Pôle Nord, fragilité de bonheurs soumis au bon vouloir des glaciers, qui seuls commandent en dernier ressort - les dernières péripéties du roman le rappelleront à propos.
Apre et magnifique découverte que ce roman! Toute la dureté que peuvent receler les pics de granit ou de serpentine y est dépeinte, de manière magistrale, à travers la destinée d'un seul être humain, dont l'auteur dépeint avec une sobre pertinence la beauté intérieure. Loin d'être un "thriller écologique" (sous-titre du livre) au sens où on l'entend usuellement, ce texte est clairement un roman fantastique, aux fondements parfois mystérieux, qui peut aller jusqu'à interpeller le lecteur sur son rapport à l'autre et à la nature.
Gwénaëlle Kempter, Le Maître-Loup, Lausanne, Plaisir de lire, 2009.
Le site de l'auteur: http://www.gwenaelle.ch.