Eros et Thanatos, l'amour et la
mort, se côtoient de très près dans le roman "La fête des masques" de Sami Tchak, écrivain togolais vivant en France. Ce n'est du reste pas la seule référence au monde occidental, puisque les
écrivains de France y sont omniprésents et que le titre de ce roman est directement tiré d'une chanson de Catherine Lara, citée dans l'ouvrage.
Eros et Thanatos, donc. Quoi de mieux, pour l'illustrer, que de rappeler le début de ce récit? Un homme, Carlos, passe la soirée chez une femme, Alberta. Ca pourrait marcher... mais après l'acte,
il l'étrangle, et elle en meurt. Là-dessus, le fils de la morte, Antonio, rentre chez lui, comprend ce qui s'est passé et décrète que Carlos doit mourir à son tour - et qu'il le
tuera lui-même. Le stoïcisme, le calme apparent des deux personnages masculins, devenant de ce fait des types, des géants, fait penser à la tragédie grecque, où les personnages acceptent un
destin qui les dépasse.
Le personnage de Carlos est creusé de manière dense, surtout si l'on note que ce roman pèse un peu plus de cent pages. Qui est-il? Un complexe d'infériorité le poursuit durant toute sa vie:
est-ce un homme mou, comme le disait son père? Un homme qu'on peut déguiser en femme, comme l'a fait sa soeur? Le mignon d'un officier? Le personnage de Carlos est écrasé par une grande soeur qui
se comporte davantage que lui "en homme", allant jusqu'à fréquenter les ministres, et par des parents dont la relation se nourrit de violence, une violence acceptée voire voulue par la mère.
C'est donc sur un malentendu que le bouchon va sauter... et c'est Alberta qui en fait les frais. Carlos reste calme, dès lors, et raconte sa vie à Antonio - cela, de manière décalée par
rapport à la narration du présent: la mort de Carlos est racontée avant que celui-ci n'ait fini son récit, ce qui donne au lecteur l'impression que Carlos, clé de voûte du roman, parle depuis le
royaume des morts. "Tu m'écoutes, Antonio?", phrase récurrente, revêt dès lors une résonance particulière.
Les récurrences sont du reste l'un des jeux de rythmes que l'auteur affectionne particulièrement. Ce sont des répétitions de mots, qui confèrent au récit une certaine oralité, et un supplément de
puissance. C'est aussi le retour obsédant de la chanson de Catherine Lara qui berce le début du récit. Et naturellement, il y a la récurrence du nom d'Antinoüs, favori d'Hadrien, comme Carlos fut
le favori d'un officier.
Et puis, au fond, où se passe cette histoire? L'auteur entretient ici un flou qui permet de la placer un peu partout dans le monde, tout en donnant quelques pistes, finalement fort générales: des
prénoms hispaniques (donc issus d'une langue internationale très répandue), un milieu qui semble assez aisé (voitures, contacts avec les autorités), billet de cent dollars servant à payer une
machette. Un flou qui donne au récit un caractère universel - comme peut l'être une tragédie grecque.
On en parle chez Gangoueus, Anne-Sylvie Sprenger, PtitChap.
Sami Tchak, La Fête des masques, Paris, Gallimard, 2004.