L'armée de milice façon suisse a, depuis toujours, "une particularité bien particulière", comme le dirait Roland Magdane: elle n'a pas la bombe atomique, mais elle a les cours de répétition. Le principe? Après une formation de base de quelques mois exécutée à vingt ans, le conscrit se voit convoqué chaque année pour réviser ce qu'il a appris. Cela, c'est la théorie. Paru aux éditions Faim de siècle en ce début d'année, le roman graphique "Saint Georges et le dragon" (au titre énigmatique, même si l'on pense à l'histoire de l'art) révèle l'éthylique vérité d'un cours de répétition. Anonymes, les auteurs (un écrivain nommé Saint Georges et un dessinateur nommé Mister P) dépeignent en effet, sur septante et une pages, les aventures liquides d'un personnage lâché à la Foire du Valais - foire commerciale (en Suisse, ça s'appelle un "comptoir", voire un "gonfloir") où les contrats signés sont presque aussi nombreux que les verres bus.
La page de couverture (qui sert d'illustration au présent billet) annonce la couleur: en arrière-plan, le Cervin cède la place à une autre montagne, faite de bouteilles vides, qu'on imagine avoir été bues tout au long des dix-neuf journées que peut durer un cours de répétition. Un drapeau suisse indique la portée patriotique de cette montagne de bouteilles (est-on en train de lutter contre la mévente des vins valaisans?). Et quelques personnages viennent compléter l'illustration. Des personnages aux allures animales, avec des truffes à la Walt Disney, ce qui ouvre deux possibilités de lecture: soit c'est l'armée suisse qui transforme les humains en bêtes, soit c'est l'alcool. A moins que ce ne soit un peu des deux, l'un aidant l'autre... ce que le texte du livre tend à démontrer.
C'est que si les cours de répétition sont supposés donner au conscrit l'occasion de rafraîchir ses compétences en maniement d'armes, dans les faits, c'est "glandouille et compagnie" - c'est du moins ce que présente le narrateur du récit, qui n'hésite pas à appuyer sur la description d'une organisation hiérarchique qui a tout prévu... sauf la manière d'occuper les personnes convoquées. Certes, il y a la tenue du stand de l'armée suisse à la Foire du Valais, mais en attendant? Heureusement, les bistrots valaisans, leurs terrasses accueillantes et leur aimable personnel comblent cette lacune...
Dès lors, le récit se concentre sur les épisodes de picole, les stratégies propres à cacher un état d'ébriété avancé et la description rituelle de gueules de bois carabinées. Cela crée un rythme; mais plus qu'un rituel vite répétitif, le lecteur aurait parfois aimé avoir plus de détails croustillants. Il pardonnera cependant à l'auteur, en se disant qu'après tout, il a oublié ce dont il pourrait éventuellement être fier... et ne tient pas à parler de ce qu'il vaudrait mieux oublier. Et si l'on ignore le nom du narrateur, on n'en sait guère plus sur ses compagnons de service. Le dessinateur leur donne de bonnes têtes d'animaux - on retrouve régulièrement un canard à la Juan Alberto et un cochon. Quant aux filles, elles apparaissent en couverture... et dans le cadre d'un ou deux épisodes, mais de manière finalement peu appuyée. Le lecteur reste, il faut le dire, un peu sur sa soif en la matière, même si le dessin complète idéalement le texte et invite à imaginer.
Est-ce, alors, le récit vide d'une série mécanique de beuveries, la narration d'une répétition du lever de coude sans frontières? Que nenni; et "Saint Georges et le dragon" est un livre utile, un jalon littéraire sui generis. Les cours de répétition sont en effet un épisode que tous les hommes suisses valides ont vécu à plusieurs reprises dans leur vie. A ce titre, le sujet est porteur et, à ma connaissance, "Saint Georges et le dragon" est le premier livre à s'y consacrer exclusivement. La démarche est d'autant plus pertinente qu'au lieu de défendre le principe (a priori pertinent) de la répétition des acquis, l'auteur choisit de dévoiler l'aspect "perte de temps" qui les caractérise, avec moult allusions à Ueli Maurer, ministre actuel de la Défense en Suisse, et ses discours creux visionnés sur une antique vidéo. Si chacun sait que les cours de répétition sont prétexte à boire comme des trous, il fallait que la littérature s'emparât du sujet pour en donner une vision à la postérité. Saint Georges et Mister P ont ouvert la voie; à d'autres, à présent, de la magnifier.
Saint Georges et Mister P, Saint Georges et le dragon, Fribourg, Faim de siècle, 2012.
Lu dans le cadre du Défi Littérature suisse.