Roman, lu par Francis Richard.
A l'heure où l'écrivain valdo-genevois Jean-Michel Olivier (dont j'ai déjà parlé) vient de décrocher le Prix interallié, il est de circonstance de se plonger dans un autre de ses romans, "L'Amour fantôme", réédité cette année dans la collection Poche Suisse après une première parution en 1999 à L'Age d'Homme. L'auteur y revisite le mythe d'Oedipe et le dépoussière en relatant les destinées conjuguées de Reine, mère possessive, et de Colin, son fils, qui veut se construire en échappant à la coupe maternelle. En prime, l'auteur fait traverser à son lecteur toute la seconde moitié du vingtième siècle.
De l'absolutisme en famille
Reine? On comprendra ici toute l'importance de l'onomastique dans ce roman, où une bonne part des personnages principaux ont des prénoms évocateurs, et où certains patronymes suggèrent un mode d'action (l'un des personnages secondaires s'appelle ainsi Bâcle).
Reine est un personnage aux instincts absolutistes, désireux de tout régenter dans la vie de son sujet. On la voit par exemple le traîner chez PKZ, un magasin d'habits, certes de bonne facture mais un peu ternes, propres à habiller un fonctionnaire conventionnel avide de discrétion ou l'enfant qu'une mère tient à tout prix à recréer à son image. Ou la visite du coiffeur, qui fait écho au mythe de Samson et Dalila - comme si la mère souhaitait affaiblir, ramener sous sa coupe, en confiant ses cheveux trop longs aux ciseaux d'un figaro, un fils qu'elle souhaite mieux contrôler.
Mais Reine mère, c'est également celle qui lave son fils, qui va le chercher partout où il se trouve, en particulier dans les bureaux de police. Mère lascive, comme le suggère le critique Emmanuel Cuénod? Certes, mais pas que cela: Reine est finalement une mère totale, étouffante, avide d'une impossible relation surpacifiée - d'autant plus que le père est absent du ménage qu'elle forme avec son fils.
Poisson mort
Face à elle se trouve donc son fils Colin - qui, on en a parfois l'impression, porte un prénom de poisson mort, habitué à réagir comme le commande le courant. Cela, jusque dans ses révoltes et dans les amours qu'il vit hors de son étouffant ménage. A cette aune, le Mai 68 genevois de Colin n'est pas vraiment l'expression d'une rage viscérale et sincère contre le système, mais plutôt le résultat d'un suivisme - vécu dans le cadre d'un amour "végétal".
L'auteur, en effet, donne aux trois grandes amours de Colin la coloration des trois grands règnes scientifiques: végétal, animal, minéral. Ainsi crée-t-il, avec adresse, un rythme romanesque de fond et, formellement, des ambiances fort différentes. Là aussi, l'onomastique fonctionne: la première femme que Colin a connue, sa mère mise à part, s'appelle Rose et, femme-fleur, incarne l'amour végétal; hippie, elle vit en communauté, a des habitudes alimentaires végétariennes et vit près de la nature et des petites fleurs. Chanteuse, elle fournit à l'auteur toute une playlist. Troisième amie de Colin, Neige, inaccessible comme un sommet, froide comme le roc, attire avec elle le cortège des éléments minéraux: montagne, cristal.
Une ironie au service des faits
Et toutes ces rencontres donnent à l'auteur l'occasion de passer au crible d'une critique acerbe, mine de rien, les travers de la société de la fin du siècle dernier - une critique qui reste d'actualité et garde à ce roman toute sa force expressive, onze ans après sa première parution. Sous la plume de l'auteur, l'ironie est fine, graduelle; elle est suffisamment forte pour que le lecteur sourie, et suffisamment discrète pour que le récit reste crédible.
En la matière, l'auteur ne juge pas; l'auteur montre des faits, fait parler ses personnages, joue à fond la carte du "show not tell". Cela lui permet de souligner les contradictions et les excès de la mouvance hippie, les dérives d'une certaine avant-garde artistique (avec les amours animales de Mona) et la folie d'un New Age dévoyé qui, sous la plume de l'auteur, rappelle un peu Raël et, très fort, les tragiques événements (immolation par le feu d'un certain nombre d'adeptes, en Suisse et au Canada) survenus au sein de l'Ordre du Temple Solaire. Cela, sans oublier que les péripéties du fils trouvent leur écho dans les tribulations de la mère: si le fils recherche un développement personnel dans les sectes, la mère le recherchera dans le contact avec des analystes véreux.
L'auteur offre ici, avec "L'Amour fantôme" (tant il est vrai que l'amour vrai s'avère difficile à trouver), un roman profond sur la difficile relation entre une mère et son fils. Il s'agit aussi d'un texte incisif sur la société du New Age et des révoltes en carton, et une longue et pertinente réflexion sur la difficulté, pour un jeune homme, de trouver sa place dans notre société.
Jean-Michel Olivier, L'Amour fantôme, Lausanne, L'Age d'Homme/Poche Suisse, 1999/2010.