Lu par Audouchoc,
Bonheur de lire, Cécile, Chrys, Cuné, Hérisson, Lili, Le Reilly, Rue du Rock, Tamaculture, Wrath, Yspaddaden.
Lecture commune en cours chez Pickwick!
"Juliette toute nue": telle pourrait être la traduction littérale du titre du dernier roman de Nick Hornby, "Juliet, Naked", dont les éditions 10/18 viennent de publier une traduction réalisée par Christine Barbaste. L'histoire est assez simple: une femme dans la quarantaine, Annie, dont le couple resté stérile s'enlise, démarre une relation intime avec la rock star Tucker Crowe, dont son mari, Duncan, est inconditionnel. Ce récit est porté par une prose accrocheuse, soucieuse du détail, apte à intéresser le lecteur à quelque chose dont il n'a rien à faire a priori, et volontiers émaillée de traits d'esprit parfois grinçants.
Rien à faire de cette histoire? Qui s'intéresserait, aujourd'hui, en effet, à un chanteur des années 1980 dénommé Tucker Crowe, qui a mis ses guitares au placard après un passage aux toilettes? Pourtant, ça marche. Et c'est bien dans les toilettes en question que commence ce roman. On y trouve le couple Annie/Duncan. Toilettes? Lieu crucial pour un fan qui y perçoit l'espace de quelque révélation dont Tucker Crowe aurait été l'objet, c'est également un lieu dérisoire pour toute personne normale. Le contraste est donc maximal, tant il est vrai que seul un mordu peut s'intéresser à un pissoir où une demi-vedette a procédé un jour à une escale technique. Est-ce à dire qu'un fan n'est pas normal?
Cette question amène à s'interroger sur la personnalité de Duncan. Inconditionnel de l'artiste oublié Tucker Crowe, il aime à se poser en érudit du sujet, prince dérisoire d'une cour de "Crowologues" prompts à émettre de grandes théories autour d'un artiste qui, depuis qu'il est sorti de ces fameuses toilettes, n'a plus donné signe de vie. D'hypothèse en hypothèse, Duncan et les quelques fans extrêmes qui l'entourent sur un forum parviennent à créer une mythologie éloignée du véritable Tucker Crowe. Duncan en étant le leader, il est volontiers présenté par l'auteur comme l'homme qui prétend tout savoir mais est parfaitement inapte à reconnaître sa science dans le réel: trompé par la vision de photos fausses de Tucker Crowe, il ne le reconnaîtra même pas tout de suite lorsqu'il l'aura en face de lui.
Une rencontre qui fait figure de démystification... démystification dont Duncan est le dernier à faire l'objet. Le lecteur, lui, découvre en Tucker Crowe un individu à peu près normal, loin de l'image qu'on a de la star capricieuse et inaccessible, s'efforçant de mener une vie ordinaire et rangée. A ce titre, son abstinence (pas d'alcool) et ses lunettes de comptable sont emblématiques de cette volonté de ne pas sortir du rang. Son souci, en revanche, c'est qu'il a une famille compliquée, avec plusieurs ex-épouses et une ribambelles d'enfants avec lesquels il entretient des relations complexes, ce dont il souffre. Annie elle-même participe de cette démystification en postant, sur Internet (précisément sur le forum du fans' club), un article lucide et nuancé sur le fameux album "Juliet, Naked", qui constitue une version inaboutie d'un album phare du rocker. L'objectivité d'Annie, sa capacité à prendre du recul, séduira Tucker...
... Tucker, qui est une rock star bien calibrée pour ce roman: trop célèbre, il n'aurait pas été crédible parce que jamais il ne se serait intéressé à un petit fans' club en ligne; pas assez fameux, il aurait été oublié de tout le monde. Autour de lui, l'auteur dépeint ainsi la radiographie d'un couple qui bat un peu de l'aile, à l'heure des grandes remises en question. Aux deux regards posés sur Tucker Crowe, l'auteur en ajoute un troisième, celui de Gina, nouvelle amante de Duncan, qui semble s'intéresser un peu. A travers la peinture de Duncan, c'est finalement une certaine vision du mâle humain que l'auteur propose: celle de l'homme prompt à s'envoler dans de grandes théories mais oublieux de garder les pieds sur Terre - au contraire de la femme du récit, Annie. Doit-on y voir un argument en faveur d'un certain pragmatisme féminin? On peut le penser, surtout si l'on considère par ailleurs les difficultés que connaît Tucker Crowe dès qu'il s'agit pour lui d'affronter ses démons familiaux.
L'auteur, enfin, esquisse la dynamique qui est à l'oeuvre sur un forum Internet, où tout le monde pense un peu pareil et où les arguments des uns et des autres se renforcent, même s'ils sont faux - à telle enseigne que toute approche un tant soit peu déviante sera frappée d'ostracisme (et son auteur, traité de troll). Cela éclate en particulier (et à rebours) dans le tout dernier chapitre, qui retrace quelques échanges sur un forum dédié à Tucker Crowe...
Nick Hornby, Juliet, Naked, Paris, 10/18, 2010, traduction de Christine Barbaste.
Lu dans le cadre d'un partenariat avec les éditions 10/18 et Supergazol, que je remercie ici!