Thriller norvégien, lu par Actu du noir,Keisha, Livres pour vous, L'Ivresque des livres, Moisson noire, Opoto, Plaisirs.
Dans le monde des recruteurs, qui est vraiment le chasseur et qui est le chassé? Question pertinente, tant il est vrai que si le candidat à un poste de prestige est à la recherche d'un (meilleur) job, le chasseur de têtes est à la recherche d'une prime qui le fera vivre, ou au moins survivre. Dans "Chasseurs de têtes", cependant, l'écrivain norvégien de polars donne à l'expression consacrée un sens pour le moins inouï. Suffisamment pour tenir son lectorat en haleine sur 310 pages qui s'ouvrent sur un prélude, pas plus long qu'il ne le faut mais pour le moins intrigant. Ca y est: le lecteur est ferré. L'embarquer dans la suite semble être du gâteau pour l'auteur.
Pour le lecteur qui lit ce livre dans l'ordre des pages (c'est-à-dire tout le monde, j'espère), ce petit prologue pourra avoir des allures de faux départ: l'explication de la scène décrite à grands renforts de formules mathématiques n'interviendra que plus tard, à un moment clé du récit. Le chapitre I, en revanche, plonge tout de suite le lecteur dans l'ambiance: d'emblée, on est en présence de professionnels de niveau supérieur. Roger Brown est ainsi présenté comme le meilleur chasseur de têtes de Norvège et, d'emblée, l'auteur le montre dans ses oeuvres, observateur, habile et impitoyable: après tout, il est supposé trouver des cadres dirigeants pour des entreprises clés. En l'espèce, c'est sur une entreprise spécialisée dans les technologies GPS ("Global Positioning System", en français fattorien "Guidage Par Satellite") qu'il travaille. Le détail a son importance...
Ecrit à la première personne, le récit laisse Roger Brown s'exprimer, de manière très libre - tout en ne perdant pas de vue deux axes: le registre lexical militaire (le costume du candidat est vu comme une "armure") et la description du professionnalisme. Dans ses oeuvres, Roger Brown se révèle naturellement sous son meilleur jour, celui d'un professionnel conscient qu'il est le meilleur, usant des méthodes du FBI parce que c'est efficace (selon lui) et que c'est une bonne référence. Observateur? Le bonhomme est en mesure de nommer la marque des habits de ses interlocuteurs et de classer celui qui les porte en conséquence, à partir du positionnement de la marque. Naturellement, l'auteur cite chacune des marques en question, permettant au lecteur de se faire une opinion à son tour. A l'exception de la mention d'Ikea, ça en jette systématiquement: Prada, Ermenegildo Zegna, etc. Dans le même registre, j'ignore si les artistes cités existent vraiment; mais le simple fait de les mentionner donne au lecteur une impression de connivence: toi aussi, ami lecteur, tu connais les stars des cimaises...
Artistes? Roger Brown a en effet un péché mignon: il vole les oeuvres d'art des gens qu'il est amené
à côtoyer afin de financer le train de vie de son couple. Péché qui en amène d'autres que le lecteur découvre au fil de sa lecture: Roger Brown est un personnage délicieux à mettre à l'épreuve,
et c'est ce que l'auteur fait en le mettant en présence de Clas Greve, cadre du plus haut intérêt et propriétaire d'un Rubens, "La chasse au sanglier de Calydon", qu'on croyait perdu -
ce qui suffira à générer quelques morts et pas mal de péripéties.
Péripéties? On l'a dit, le chasseur de têtes va se retrouver chassé par plus malin que lui, en l'occurrence Clas Greve. L'auteur place ce gibier dans des situations improbables qui vont révéler sa nature en le plaçant face à des situations de traque qui lui sont inconnues et face auxquelles il doit trouver rapidement des solutions. Le lecteur habitué des polars pensera ici à certaines pages de Pierre Lemaître, pour ce qui est du souci du détail; dans le genre "non mais il ne va quand même pas oser faire ça? Bhen si!", on est plus proche du Tonino Benacquista de "Saga" ou de "Malavita". Je laisse par exemple chacun d'entre vous découvrir dans quelle matière répugnante Roger Brown va se réfugier pour échapper à son poursuivant... et comment il va en plus trouver le moyen de recueillir quelques informations précieuses à son sujet, même dans cette situation inconfortable!
Je l'ai dit plus haut, l'élément GPS a son importance dans le récit. Au niveau zéro, c'est évidemment la spécialité du candidat. Cela permet à l'auteur de présenter de manière crédible un bonhomme qui en connaît un bout... et sait se servir des technologies de pistage - on pense au gel appliqué à son insu sur les cheveux de Roger Brown, des cheveux qu'il finira par raser, élément un rien prévisible. Plus largement, l'auteur convoque, pour son propos, plusieurs méthodes classiques de pistage, qu'on a un peu tendance à oublier, entre autres les cartes de crédit (ce qui permet un jeu habile sur les identités) et les téléphones portables. Cela, sans oublier les caméras de surveillance, joujou des riches et d'un personnage particulièrement paranoïaque et pervers du récit.
Les amateurs du milieu des arts en seront cependant pour leurs frais. Certes, la femme du narrateur possède sa galerie d'art; certes, il y a une description d'un vernissage; certes, quelques noms d'artistes norvégiens, réels ou imaginés, sont lâchés. Mais cela ressemble à un prétexte, permettant tout au plus de rendre plus crédible, en la "doublant", la manie de Roger Brown. L'intrigue sort très vite de ce milieu pour acquérir sa dynamique propre.
Elle est portée par le verbe de Roger Brown, je l'ai dit. Le bonhomme a le verbe cynique et l'humour sarcastique. Pour l'auteur, cela ouvre la porte à quelques gags à la graisse d'ours ("Wonderwall" d'Oasis à la flûte de Pan comme musique d'attente au téléphone, p. 240), mais permet surtout d'offrir au personnage un verbe fortement personnel qui le caractérise et le décrit au moins autant que ses actes. Si l'on ajoute à cela qu'il est obsédé par la taille des uns et des autres (lui-même mesure 1 mètres 68, comme Nicolas Sarkozy), on obtient au final le portrait d'un personnage d'une rare complexité pour l'intrigue d'un roman noir captivant qui, littéralement, vous fera passer la nuit sans fermer l'oeil.
Jo Nesbø, Chasseurs de têtes, Paris, Gallimard/Série noire, 2009, traduction d'Alex Fouillet.