Dans son roman "Les Maux du Prophète", Mark Levental explore à sa manière un sujet qu'on a sûrement déjà abordé à de multiples reprises au coin d'un bar, à savoir les modalités d'un retour du Christ sur Terre. Paru il y a quelques semaines aux éditions Cousu Mouche, ce roman privilégie le mode loufoque et dépeint un univers décalé, pour ne pas dire déjanté. Ce qui ne l'empêche pas de toucher juste, à l'occasion!
A l'occasion? Je commencerai par les bémols: à force de toucher à tout (le lecteur découvrira ici une brasserie Lipp, un requin bleu, un conteneur, un mec grassouillet et alcoolique et le leader improbable d'un groupe nommé Aptamil Superstar, nommé Fulgence Jacquet), l'auteur prend le risque de construire un labyrinthe où le lecteur pourrait se perdre - et, pour lui-même, de commettre quelques péchés véniels: difficile de voir, par exemple, un curé en soutane en plein Genève, puisque ce type de costume y est interdit depuis plus ou moins un siècle, comme du reste au Kremlin-Bicêtre. Et puis, à force de mettre l'accent sur les miracles du Christ et leur aspect supposément spectaculaire mais en réalité dérisoires (de l'eau transformée en vin, pensez! Et quid de la résurrection d'un chat, surtout s'il faut le tuer immédiatement après), l'auteur n'oublie-t-il pas l'essentiel du message d'amour chrétien?
Oublions cependant un instant les discours moralisateurs et concentrons-nous sur ce que propose l'auteur. On pourrait certes le taxer de superficialité, mais on ne saurait lui reprocher de s'être intéressé à son sujet. Preuve en est tout le début du roman, où s'étend, dans un débat entre les archanges Michel et Gabriel, l'argumentation qui a présidé au choix de réincarner le Christ en la personne de Gérard Cruchon, personnalité anonyme domiciliée à Genève. Le lieu est bien choisi, politiquement pas trop gênant, suffisamment aisé pour permettre à un être humain de grandir sans risque de s'éteindre en bas âge, suffisamment discret pour ne pas donner l'impression qu'une fois de plus, c'est l'Amérique qui sauve le monde.
De ce point de vue, l'auteur tape très juste. Rappel des faits: lorsque Jésus (le vrai, hein!) est né, il n'avait aucun attribut permettant d'identifier en lui le Christ, chargé de racheter l'humanité et de délivrer un message de paix au monde entier; sa majesté n'a éclaté que dans la mesure où lui-même et d'autres (les disciples, puis les fidèles, emmenés par le clergé) ont donné un sens à ses faits et gestes. Vingt et un siècles plus tard, l'auteur donne au Christ réincarné une enveloppe corporelle repoussante à plus d'un titre: Cruchon est gros, alcoolique et cynique. Autant dire que même s'il affirmant haut et fort qu'il était le Christ réincarné, personne n'y croirait - sauf quelques illuminés, comme ce fut le cas il y a deux mille ans. Résultat: le bonhomme est condamné à faire ses miracles tout seul dans son coin, surprenant quelques amis isolés dans le meilleur des cas, se plantant magistralement dans les pires circonstances. Le miracle serait-il donc un simple talent de société? Serait-il suffisant dans une société largement sécularisée? Ces questions, on les devine en filigrane dans ce récit.
Faut-il dès lors considérer que Dieu, face à une société moderne largement déchristianisée, a lamentablement échoué? A lire la dernière phrase du roman (que je vous laisse découvrir), on est en droit de se poser la question. Cela dit, les 209 pages de ce roman constituent aussi un duel entre Lucifer (ah, ce cher Docteur Lulu!) et les anges, suspectés de glander, assis sur leurs nuages ergonomiques, alors que le Diable est montré comme un principe actif. Ce duel n'est pas sans rappeler les personnages de "De beaux présages" de Neil Gaiman et Terry Pratchett: déchus ou actifs, les anges joutent verbalement et manoeuvrent les humains comme des pions sur un échiquier (ce qui est faire très bon marché du libre arbitre et de la liberté de l'homme, acquise au moment du péché originel, mais c'est là un autre débat), mais leurs coups sont toujours de bonne guerre.
Dans cet esprit, l'épisode des "Trois Petits Cruchons" s'avère, dans un registre farcesque, une métaphore plutôt réussie de la Sainte Trinité. Selon le catholique, un égale trois, dans la mesure où Dieu revêt trois formes qui n'en font qu'une: Père, Fils et Saint-Esprit. Cette métaphore s'exprime ici dans le fait que Cruchon s'incarne soudain en trois corps distincts mais qui communiquent: ainsi, si l'un boit, l'autre est ivre; et si l'un urine, l'autre est soulagé. Habile métaphore pour dire que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont la même personne!
Le catholique moyen peinera cependant à suivre l'auteur lorsqu'il montre ses différents avatars en train de se transformer en bec-en-sabot ou en mouche: certes, cela permet des miracles délirants et, d'un point de vue romanesque, d'intéressantes escarmouches entre insectes, mais là, on touche plutôt à la science-fiction et aux histoires de super-héros...
D'apparence loufoque, ce roman se lit avec agrément; il a même, par moments, le goût de l'épopée. Un lecteur chrétien capable d'humour y trouvera son compte et sourira même à plus d'une reprise face au sens de la formule qui caractérise l'auteur; mais il est certain qu'il aura envie de rencontrer ce dernier afin de lui poser quelques questions. Certes, l'auteur est parfois superficiel ou étranger à son sujet; mais force est de constater qu'en d'autres cas, il est d'une pertinence aiguë. Pour un premier roman, sur un sujet aussi riche et épineux, c'est plutôt bien joué!
Mark Levental, Les Maux du Prophète, Fribourg/Genève, Cousu Mouche, 2011.