Quand un écrivain d'Yverdon-les-Bains (Suisse) se passionne pour la navigation à voiles, ça donne "La passagère de Stingray", un très beau roman historique qui fait la part belle aux activités maritimes, mais aussi à l'espionnage et aux amours qui croissent en terrain difficile. L'auteur, Gilles de Montmollin, assume pleinement les quelques libertés qu'il prend: "Mais les romans n'ont-ils pas pour vocation de donner vie à des voiliers un peu trop toilés, à des hommes un peu trop sensibles, à des femmes un peu trop jolies?" Tout est là...
... les personnages brossés par l'auteur sont en effet des plus attachants; il s'arrange pour creuser leur tempérament en concentrant son point de vue d'abord sur Audrey Callaghan (narration à la troisième personne) puis sur Alain, ressortissant français installé à Nouméa, propriétaire du voilier Stingray. Dès lors qu'Alain entre en scène, c'est lui qui parle à la première personne. Pure convention: les dialogues sont fidèlement retranscrits. Mais opportunité, aussi, de jouer la carte de l'introspection: quelle doit être la bonne consommation de whisky pour un navigateur? Quels sentiments face à Audrey, passagère énigmatique?
L'auteur donne, dès le départ, beaucoup d'indices concernant la véritable activité d'Audrey Callaghan en haute mer (aisance au pistolet, pratique des sports): le lecteur devine sans peine qu'elle est espionne ou quelque chose d'approchant. Cela dit, l'idée de faire parler Alain permet à l'auteur de faire partager au lecteur des activités qui restent mystérieuses pour Alain: comme couverture, Audrey se présente comme ethnologue. Mais ça ne colle pas... et Alain s'interroge. D'autant plus que leur embarcation est victime d'agressions peu usuelles pour une expédition ethnologique. Ainsi naît le suspens...
La vie de la navigation est fidèlement retranscrite, en particulier par l'usage précis de la terminologie idoine - explicitée par un glossaire, qui aurait pu être un peu plus complet mais s'avère souvent bien pratique pour la lecture. La précision des mots est une nécessité lorsqu'on navigue; elle constitue également une bonne manière, pour l'auteur, de faire croire qu'on est en mer. A cela s'ajoute la démarche pédagogique d'Alain, qui explique certaines ficelles et enjeux du métier de marin à Audrey - et, dans la foulée, au lecteur. A tout cela, il convient d'ajouter des échanges de confidences qui vont tisser une complicité entre les deux personnages, deux solitaires, par choix ou par nécessité. La fin de tout cela, on la sent venir...
En filigrane, c'est effectivement la passion de l'auteur pour la navigation qu'on découvre au travers de ces lignes. L'auteur s'y connaît également pour ce qui concerne les types de navires, civils ou militaires, exploités au début du vingtième siècle. Sur cette base, se dessine une recréation assez précise de quelques pages méconnues de l'Histoire, en particulier concernant les enjeux respectifs de la France, de l'Angleterre et de l'Allemagne aux alentours de la Nouvelle-Calédonie et des îles Salomon à la veille de la Première Guerre Mondiale. Est-ce de là que pourrait venir le danger?
La plume de l'auteur est aisée; le propos équilibre joliment les dialogues, l'action et la réflexion sur soi-même. "La passagère de Stingray" est un fort beau roman donc, à conseiller à tout lecteur qui aime hisser les voiles du côté du Pacifique.
Gilles de Montmollin, La passagère de Stingray, Sainte-Croix, Editions Mon Village, 2008.