Lu par Alix, Beux, Patrick Foulhoux.
Lu dans le cadre du Défi des Mille.
Source de l'illustration.
Un peu moins dans les atmosphères du roman noir, un peu plus dans les ambiances du récit sociologique et des chroniques sans fard de la misère sans fond. C'est ainsi que se présente, par contraste avec ses deux premiers volumes, le troisième opus de la "Trilogie du ghetto", "Mama Black Widow". Un titre de circonstance, faisant référence au personnage de Sedalia, alias Mama, une mère pas franchement aimable - une véritable veuve noire! Face à elle, se trouve le narrateur, son fils: Otis Tilson, homosexuel et travesti, entre autres. Et tout autour, une ribambelle de personnages interlopes, flirtant avec l'illégalité pour ne pas sombrer totalement dans la misère des quartiers noirs de Chicago. Cela, sur fond de ségrégation raciale, de désillusion et d'amertume face aux promesses non tenues de l'exil du sud vers le nord des États-Unis. Et c'est du vrai: Otis Tilson a raconté sa vie à l'écrivain Iceberg Slim, qui en a tiré cette biographie atypique.
Honneur aux dames, c'est donc de Mama qu'il sera d'abord question. Sa présence envahit tout le récit, comme elle occupe jusqu'aux moindres recoins de l'existence de ses quatre enfants et de son mari avec son autorité implacable, son racisme antiblancs viscéral et sa possessivité maladive, qui laisseront le lecteur pantois, pour ne pas dire choqué: comment une mère peut-elle provoquer l'avortement l'une de ses filles contre son gré avant de la tuer indirectement et après l'avoir vendu à un vieillard difforme, pousser l'autre à la mort, perdre son fils aîné (emprisonné pour 99 ans) et se raccrocher à son dernier fils - le narrateur, justement - quitte à le menacer de mort s'il quitte le foyer? A cela s'ajoute une hypocrisie marquée et une vénalité qui ne s'embarrasse pas de scrupules et la pousse à éjecter du ménage son mari, victime de syndicats peu enclins à aider les Noirs à trouver de l'embauche... et à ne pas être trop regardante quant à l'origine de l'argent qui fait vivre la famille, surtout si c'est plus lucratif que de faire des ménages.
Par contraste, la posture de droiture à tout crin qu'endosse le père d'Otis, prédicateur et cueilleur de coton au chômage, paraît vouée à l'échec: amertume, misère, petits boulots quand tout va bien, alcoolisme, diabète. Dès lors, pourquoi le lecteur le trouve-t-il attachant? Est-ce par admiration sincère pour sa rectitude... ou par pitié?
Face à cela, le narrateur, Otis Tilson, alias Pois de senteur, se décrit longtemps comme un enfant spectateur, qui subit et absorbe tout cela, non sans être choqué mais non sans perdre non plus son humanité. Le récit suggère une forme de déterminisme social, l'enfance d'Otils Tilson dans l'ombre d'une mère tyrannique ayant dicté sa situation d'adulte homosexuel et travesti - ce que suggèrent les discours des psys, cités vers la fin de l'ouvrage, à son sujet. La narration montre par ailleurs le jeu complexe du tiraillement entre les pulsions homosexuelles d'Otis, qui débouchent sur des échecs relationnels (cf. la liaison avec Mike) et l'impératif social d'hétérosexualité, qui va amener Otis dans une situation intenable: être obligé d'exploiter des fantasmes homosexuels pour honorer Dorcas, sa copine. Donc de lui mentir, alors qu'il l'aime sincèrement...
La description de l'existence d'un tel personnage n'a rien de rose, du reste, et l'auteur n'épargne aucune scène délicate, voire insoutenable, au lecteur: viol collectif, avortement forcé à domicile, exploitation, homophobie omniprésente, violences de toute sorte. Le tout, narré d'une manière crue et directe, rendue avec une finesse certaine par le traducteur. Ce qui n'enlève rien à l'horreur, ni à la force de la narration, bien au contraire.
La narration revêt une forme cyclique, l'auteur choisissant de démarrer son récit à peu près au moment de l'assassinat de Martin Luther King (le narrateur est alors adulte) avant de passer à l'enfance et de revenir peu à peu au moment où le narrateur atteint l'âge où il confie l'histoire de sa vie à Iceberg Slim. Compte tenu de l'issue tragique de ce livre (voir l'épilogue), il me paraît permis de voir là une métaphore du caractère implacablement récurrent de la misère, dans un contexte sombre que les lecteurs de la "Trilogie du ghetto" connaissent. On ne sort pas indemne de ce troisième tome, sans doute le plus dur à encaisser. Et, partant, sans doute pas le moins brillant.
Iceberg Slim, Mama Black Widow, Paris, Editions de l'Olivier, 2012. Traduction de Jean-François Ménard.