Pour son premier roman, Laurent
Binet joue la carte de l’ambition et ce, à plus d’un titre. Il opte avant tout pour un format long (441 pages), alors que le premier roman se porte parfois plus léger. Nécessaire longueur,
cependant, puisque le propos de l’auteur consiste à relater la vie de Reinhard Heydrich, le « bourreau de Prague », représentant du régime nazi en charge de la Tchécoslovaquie et instigateur de
la « solution finale ». Plus particulièrement, c’est le point de vue des résistants que l’auteur adopte – des résistants qui organisent un attentat contre le nazi, et finiront par vendre
chèrement leur peau. Période difficile à raconter : doit-on rester dans le narratif pur, au risque de devenir anecdotique ? Faut-il faire du style ? D’autres auteurs se sont déjà cassé les dents
sur cette sombre époque. Le terrain est difficile…
Pour l’aborder, l’auteur de HHhH (un titre qui signifie « Himmlers Hirn heisst
Heydrich » : le cerveau de Himmler – et non d’Himmler, comme l’auteur tend à l’écrire fautivement – s’appelle Heydrich) prend le parti, difficile mais pertinent, du réalisme le plus intégral.
Tous ses personnages, humbles ou notables, sont authentiques et portent leur vrai nom dans le texte ; tous les lieux ont été visités par l’auteur, qui a vécu à Prague. Pourquoi inventer tout cela
? se demande l’auteur. A fortiori, pourquoi se satisfaire d’inventer des dialogues qui ne seraient que vraisemblables ? A moins d’avoir des sources sûres pour retranscrire ceux-ci, il y renonce
le plus souvent.
Toutes ces options sont évidentes pour le lecteur parce que, simplement, l’auteur
intervient dans le cours du récit. Ainsi donc, à un épisode historique qu’on pourrait trouver dans n’importe quelle encyclopédie et mettant en scène un nazi apparemment archétypique (« la bête
blonde »), Laurent Binet ajoute une vaste réflexion sur la manière de relater l’histoire quand on est romancier, en faisant alterner chapitres narratifs historiques et chapitres de réflexion
personnelle rédigés à la première personne. On voit l’auteur collecter et trier de la documentation, se renseigner auprès de personnes ; on le sent obsédé par son projet littéraire au point d’y
penser jour et nuit. Une telle approche confère à ce récit une note éminemment personnelle, qui invite le lecteur à réfléchir aux mêmes questions que l’auteur, relatives à la production d’un
roman.
On le devine à cette description, l’auteur structure son récit en chapitres généralement
courts qui contribuent au rythme du récit. L’auteur fait preuve d’une grande maîtrise du temps de l’histoire : passant rapidement sur les années de jeunesse de Heydrich sans pour autant omettre
certaines de caractéristiques originelles (en particulier sa judéité supposée), il ralentit progressivement le rythme de son propos afin de créer, imperceptiblement, une tension – celle que
doivent ressentir les résistants à l’approche du moment où ils devront intervenir. Cela débouche sur les deux chapitres les plus longs du roman, sans doute les plus lents également : celui où est
narré l’attentat proprement dit, pour ainsi dire dixième de seconde après dixième se seconde, et celui où les résistants, assiégés dans une église, luttent vaillamment contre les SS qui viennent
les déloger.
Dans un souci d’exhaustivité, enfin, l’auteur ne recule pas devant le récit d’éléments
historiques parfois difficiles à soutenir (les massacres de Babi Yar, par exemple, ou les interventions des Einsatzgruppen) et de quelques éléments qui, pour appartenir à la petite histoire
plutôt qu’à l’Histoire, n’en contribuent pas moins au réalisme et à la force du tableau. Pour un premier roman, Laurent Binet s’était proposé un défi ambitieux. Il l’a relevé avec succès, avec
panache même, faisant preuve de rigueur, d’humilité et d’honnêteté intellectuelle. Et l’alternance entre pages d’histoire et éléments personnels donne l’impression que le récit se construit, page
après page, comme l’histoire naît du temps qui passe.
Laurent Binet, HHhH, Paris, Grasset, 2010.
Roman commenté en partenariat avec ULIKE et les Chroniques de la rentrée littéraire.
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