De l'exotisme, de l'histoire, des filles un peu trop jolies et de la navigation avant toute chose: ces quelques éléments, le lecteur des romans Gilles de Montmollin les connaît déjà s'il a lu "La passagère de Stingray". Ces éléments constituent le fondement du dernier roman de l'écrivain yverdonnois, "Latitude 58", rehaussés d'utopisme postrévolutionnaire. Le tout, sur une île fantôme véridique qui offre à l'auteur un trait d'union idéal et original entre la fiction et la réalité.
L'île Emerald figurait en effet sur plusieurs cartes de navigation du dix-neuvième siècle, quelque part au sud de la Nouvelle-Zélande, alors qu'elle n'existe pas... ou qu'elle a disparu depuis: personne ne l'a retrouvée, soit que les cartographes se soient fourvoyés, soit que l'île ait disparu. L'auteur dispose là d'un lieu à la fois fictif et réel sur lequel il fait vivre un univers dont l'exotisme rappelle fortement l'émerveillement qui se dégage des récits des premiers navigateurs. Ici, le "créornis", animal inventé, sorte de grosse autruche au caractère peu amène, donne la mesure de la fantaisie de l'auteur pour dépeindre un monde sauvage.
Une utopie insulaire
Sauvage? Pas tout à fait, puisque l'île, endroit isolé par excellence, est aussi le lieu du développement d'une colonie humaine dont le fonctionnement est fondé sur les principes de la Révolution française et d'un certain proto-communisme - une manière d'utopie ou de phalanstère, idée du reste très en vogue chez les penseurs du XIXe siècle: égalité rigoureuse, absence de propriété privée, usage de la monnaie réduit au strict minimum, etc. Cela, sans oublier une modernité suffisante pour, par exemple, accepter qu'une femme la dirige.
Est-ce un locus amoenus? Oui et non. La conception égalitaire de la société dépeinte ici semble n'avoir pas vu passer les écrits de Pierre Leroux ("De l'égalité", 1838), qui interprètent à leur manière la devise française "Liberté, égalité, fraternité", en mettant en garde contre l'excès de liberté... mais aussi contre l'excès d'égalité, ferment de totalitarisme.
Plus étonnant: cette société cherche à se protéger et, par conséquent, tous ses membres, plus ou volontaires, en sont les prisonniers, placés sous la coupe d'une dirigeante qui, de son propre aveu, se considère comme une sorte de Calypso régnant sur une prison assez douce à vivre, mais ennuyeuse. L'auteur soulève dès lors, sans le résoudre, le paradoxe d'une société qui se présente comme un paradis et dont tout le monde aimerait s'échapper... ce qui rappelle certains pays qui, naguère ou aujourd'hui même, ont des frontières imperméables à leurs citoyens - avec les meilleures intentions du monde, bien sûr.
La navigation recréée avec réalisme
Raconter la navigation est, on le sait, l'une des forces majeures de l'écrivain. Il en recrée les impressions à l'attention du lecteur en usant généreusement de la terminologie des voiliers (expliquée dans un utile lexique en fin de roman), retenant la leçon d'un certain naturalisme à la Zola. Pour le lecteur, cette impression est encore renforcée par les nombreuses indications sur la meilleure manière de naviguer en haute mer, sur les risques et les avantages de telle ou telle manière de guider son embarcation: souci du climat, de la météo, des vents, etc.
Au-delà de la maîtrise du monde de la navigation à voiles, ce roman est aussi le lieu où s'affrontent les anciens, tenants de la voile, et les modernes, qui ne jurent que par la vapeur pour faire avancer leurs bateaux. C'est une force de l'auteur que d'avoir su recréer avec réalisme, en laissant à ses personnages le soin d'exposer les arguments en faveur de l'un ou de l'autre système, un débat qui a dû faire rage au milieu du XIXe siècle, période d'évolutions majeures en matière de navigation.
Amours et amitiés en haute mer
Et puis il y a les femmes... cette fois, il n'y a pas que la mystérieuse passagère de Stingray. En effet, Achille de Sauvignac, le narrateur, un homme riche et noble, est aussi un homme à femmes. La structure narrative du roman permet au lecteur de comprendre rapidement dans quels bras Achille finira. L'intérêt du volet sentimental de ce roman réside donc plus dans la manière dont vont se rapprocher deux personnages que tout, et en particulier la géographie, paraît séparer. Il y aura des errements...
... et naturellement, la navigation, exercice d'isolement, permet la naissance d'amitiés et n'évite pas les ruptures, ni les deuils douloureux. Achille aura été gâté par la narration; son ami Narcisse, le Marseillais attachant, le sera-t-il aussi? Trouvera-t-il la femme de sa vie, si loin de la cité phocéenne? Certains des portraits de personnages sont réussis, à l'exemple du sévère Rocambeau.
On retrouvera ici avec plaisir l'écriture de l'auteur, pleine d'aisance et de clarté; on se réjouira également de découvrir que l'auteur creuse profondément son sujet et ose, à travers la peinture d'une société idéale (ou non), poser, mine de rien, des questions sociales d'actualité. Oscillant entre techniques de navigation et intrigues romanesques de Paris au bout du monde, ce roman a de quoi séduire son lectorat et inviter au voyage. Loin, de préférence.
Gilles de Montmollin, Latitude 58, Sainte-Croix, Mon Village, 2012.
Lu dans le cadre du défi Rentrée littéraire 2012.
Lu dans le cadre du défi Littérature suisse.