Thriller littéraire lu par Accro des
livres, Action Suspense, Cathulu, Eireann Yvon, George Sand, Liratouva, etc.
L'enquête policière peut-elle trouver sa place dans les couloirs faussement feutrés des prétoires? Telle est la question que pose le genre littéraire assez neuf du "legal thriller", qui trouve
avec Gianrico Carofiglio un interprète intéressant. Intéressant en ce sens qu'en dépit de ce qui peut passer pour des maladresses pour le moins énormes, l'auteur parvient à proposer avec "Les
raisons du doute" un roman génial - en ce sens qu'il interroge sur la création artistique elle-même en mettant en scène un avocat, Guido Guerrieri, désireux d'aller voir ce qu'il y a derrière une
vérité de façade trop facilement convenue.
Rappelons rapidement que comme son nom l'indique, le "legal thriller" aborde l'intrigue policière sous son aspect légal, en mettant en avant le monde des tribunaux, des études d'avocats et des
acteurs qui y évoluent.
Un univers de troubles...
Les amateurs de thrillers bien
violents où la castagne est omniprésente sont priés ici de passer leur chemin: certes, Guerrieri est un boxeur, mais on ne le voit guère boxer ses clients ou ses adversaires. Son agressivité, il
l'évacue sur un punching-ball - ce qui lui permet par ailleurs de sublimer l'acte violent qui fonde ce récit: pendant son enfance, il s'est fait cogner par un fasciste convaincu... ce qui crie
vengeance (qui a dit que ça faisait penser au Poulpe?).
... or, ce fasciste est peut-être Fabio Paolicelli dit "Ray-Ban", ce père de famille qui vient lui demander de l'assister dans le cadre d'un procès en appel. Coffré dans une affaire de
trafic de drogue entre le Monténégro et l'Italie dont il se dit innocent, Fabio souhaite sortir de prison pour rejoindre son (adorable) famille et se ranger définitivement.
C'est là que naît le trouble. Celui-ci est d'abord constitué par le doute quant à la culpabilité effective de Fabio. L'avocat est certes disposé à défendre la position de ce dernier, mais il
est aussi conscient que de nombreux prévenus se prétendent innocents alors que tout les accable - et qu'à ce régime, même l'avocat le plus ouvert aura des doutes quant à l'innocence de son
client. Si ça se trouve, le prévenu, effectivement coupable, manipule son avocat...
Trouble également, plus intense, en ce qui concerne la relation entre Guido Guerrieri et Natsu, épouse de Fabio, belle femme aux traits asiatiques ensorceleurs. Le lecteur peut même se demander
si c'est vraiment la femme du prévenu; mais l'auteur lève rapidement tout doute de ce côté-là. En revanche, le marivaudage fonctionne ici à plein régime, entre soirées sushi chez les bobos et
retours à domicile prolongés. Guerrieri parvient même à s'attirer les bonnes grâces de la fille de Natsu. Tout cela, au nez d'un Fabio qui n'en saura jamais rien.
... non exempt de maladresses...
C'est que l'auteur ne ferme pas toutes ses portes! Le lecteur ne saura jamais à cent pour cent si Fabio Paolicelli est bien le fasciste qui a tabassé Guido Guerrieri, par exemple. Paolicelli,
lui, ignore tout des instants les plus intimes que Natsu et Guido ont vécu ensemble. Ce qui aurait permis des développements piquants, on l'imagine.
Il y a aussi quelques éléments qu'un habitué des polars aura de la peine à accepter comme vraisemblables, sauf à considérer que les personnages mis en scène par l'auteur sont profondément idiots.
Par exemple, est-ce qu'une enquête policière portant sur un trafic de drogue entre le Monténégro et l'Italie peut faire l'impasse sur le fait que la drogue a pu être mise dans le véhicule à
l'insu de son conducteur? L'astuce semble si connue qu'elle doit faire partie des légendes urbaines... Dans le même ordre d'idées, le lecteur se demandera facilement ce que vaut vraiment le
travail des policiers de la région de Bari (en Italie, où se passe ce roman): comment ont-ils pu louper le GPS à l'intérieur de la voiture qui a servi au trafic?
Maladresse encore dans la mise en place d'éléments burlesques tels que la visite de deux vieilles folles au cabinet de l'avocat: certes, cet épisode permet de montrer un élément de la vie
quotidienne d'un juriste; certes, elles permettent de mettre au jour le côté roublard de son esprit (Guerrieri s'en débarrasse en laissant entendre que le dépôt d'une plainte chez lui coûte
plusieurs milliers d'euros), mais cela ne sert à rien dans le cadre de la stricte économie du récit. De même que la relation avortée en début de récit avec Margherita ne sert finalement pas à
grand-chose dans une optique d'avancement du schmilblick.
... qui s'achève sur une splendide métaphore artistique!
Dernière maladresse: la relation du réquisitoire et de la plaidoirie, qui sont présentés, globalement, comme de longs monologues. Ce qu'ils sont en réalité, certes... Mais quelques coups d'oeil
plus appuyés aux juges qu'il faut convaincre, voire à l'assistance ou à la salle d'audience, auraient permis de mieux gérer le suspens qui précède la sentence et de diversifier le point de
vue.
Mais c'est bien dans ces pages, et plus précisément dans l'opposition entre plaidoirie (chap. 46) et réquisitoire (chap. 45), que réside le sens second, profond, de ce roman. A sa façon, en
effet, l'auteur éclaire ici l'éternel débat entre le vraisemblable (perçu comme l'agencement le plus probable des preuves et indices disponibles pour reconstituer un fait) et le vrai
(également plausible, moyennant un supplément d'enquête). De son point de vue, le vrai est plus difficilement accessible que le vraisemblable... mais aussi plus digne de l'exigence de justice qui
fait l'essence des tribunaux - dont le but n'est pas, on le sait, de faire punir des innocents. Le lecteur pourrait aller jusqu'à dire que l'auteur donne tort, ici, à l'esprit d'un certain "Art
poétique" de Nicolas Boileau, prompt à défendre le vraisemblable.
Telle est donc la plus grande force - et Dieu sait qu'elle compte, d'un point de vue littéraire - de ce roman: mettre en scène, dans des tribunaux chargés de rendre une décision autant que
possible définitive, le sempiternel débat entre le vrai et le vraisemblable, inévitable dès qu'on parle de littérature. Rien qu'à ce titre, ce roman tranquille aux ambiances troubles, rédigé en
chapitres courts que traversent quelques traits d'esprit et d'humour fugace mérite d'être lu. Et si le genre du "legal thriller" attend encore son grand maître définitif, nul doute
qu'avec "Les raisons du doute", Gianrico Carofiglio, juge antimafia en plus d'être écrivain, a ouvert une nouvelle voie romanesque.
Gianrico Carofiglio, Les raisons du doute,
traduction de Nathalie Bauer, Paris, Seuil, 2010.
Ouvrage lu en partenariat avec Babelio et les Editions du Seuil, que je tiens à remercier ici!